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_Je ne suis pas une PME_ de Normand Baillargeon: plaidoyer pour une université qui n’existe plus?

Ce n’est que dans les dernières semaines que j’ai pu me mettre à la lecture de ce court essai paru à la fin de 2011, et qui a eu un certain écho avec les évènements du printemps 2012.  Une dernière dépêche en guise de bilan d’une année où l’institution universitaire a été la cible de multiples questions.

Dans Je ne suis pas une PME, Normand Baillargeon, professeur de sciences de l’éducation à l’UQAM et chroniqueur dans divers médias (Voir.ca, Bazzo.tv, Le Monde, etc) y va d’une charge contre la marchandisation du savoir dont l’université actuelle se fait complice, d’après lui.  A trop s’associer avec des intérêts privés et à subordonner sa mission à la logique économique, elle perd son âme, sa raison d’être.  Baillargeon s’inscrit en cela en parenté intellectuelle avec feu Michel Freitag (Le Naufrage de l’université, 1995),  Aline Giroux (professeure retraitée de l’Université d’Ottawa; Le Pacte faustien de l’université, 2006) et Noam Chomsky (Permanence et mutations de l’université, 2010).  Son ouvrage est par ailleurs souvent associé à Université Inc. (2011) de Martin et Ouellet, paru quelques mois plus tôt, .

Baillargeon en a notamment contre ce qu’il appelle l’ennemi intérieur de l’université, soit “un aveuglement volontaire et […] un consentement intéressé qui parfois signent aussi, hélas, le renoncement à ce que l’université et la vie de l’esprit ont de plus unique et irremplaçable”.  Si de premiers chapitres sont consacrés à la gouvernance (passage du statut d’institution à celui d’organisation) et la mainmise de la recherche subventionnée (exemples où les résultats de recherche appartiennent de plus en plus aux bailleurs de fonds), c’est le chapitre consacré à l’appauvrissement de l’enseignement qui nous intéresserait particulièrement.

En matière de programmes, Baillargeon critique un certain clientélisme, mais surtout le fait qu’il soit devenu difficile de le critiquer :

“…[L]es menaces d’abolition de programmes peu rentables financièrement (la philosophie, par exemple) et la création de programmes “rentables” en sont encore un autre exemple, qui donne déjà une certaine idée de ce que pourront signifier les transformations en cours.”

“…[Q]uiconque ose […] poser [cette question] se voit aussitôt accusé de s’opposer à l’accès aux études supérieures, à l’égalité des chances et à la démocratisation de l’éducation, lesquelles, ajoute-t-on parfois, sont des atouts indispensables dans la nouvelle économie du savoir et dans cette “éducation tout au long de la vie” qui en constitue une incontournable condition.”

Comme d’autres, Baillargeon s’inquiète de l’augmentation de la taille des groupes, de ce qu’une part importante de l’enseignement soit désormais confiée à ceux qu’il appelle les “surchargés de cours” (dont il reconnait par ailleurs l’apport inestimable), du “gonflement des notes” et de ce que “l’enseignement aux premiers cycles est désormais largement fui des professeurs qui souhaitent en général enseigner aux cycles supérieurs, où ils s’adresseront à des groupes restreints et fortement motivés.”  S’il y a perte pour les étudiants qui ne côtoient plus autant d’intellectuels de carrière, Baillargeon croient que les profs y perdent aussi.  Il reprend à son compte une citation de Martha Nusbaum qui explicite l’intérêt d’enseigner à des novices pour les professeurs:

“Quand vous expliquez quelque chose à des étudiants de première ou de deuxième année, en petit groupe, il vous faut éclaircir avec eux quel est le problème et pourquoi il est important, ce qui vous empêche de vous cacher derrière les clichés du métier et vous contraint à vous engager personnellement.  Beaucoup de mes écrits sont issus de découvertes réalisées en enseignant.”

Mais là où Baillargeon nous semble avoir une contribution significative c’est en tentant de déterminer la spécificité de l’enseignement universitaire (pour démontrer comment l’université actuelle s’en éloigne par des formations plus pratiques):

“ce qui caractérise l’enseignement universitaire, qu’il s’agisse d’un enseignement à vocation essentiellement professionnelle (le droit, la comptabilité, la médecine) ou essentiellement théorique (les études littéraires, la sociologie, la philosophie, la physique), c’est son ambition de faire pénétrer chacun des étudiants dans une tradition intellectuelle qui institue une relation critique avec cette activité professionnelle ou cet effort de théorisation, de manière à faire de lui un participant à ce qui, en bout de piste, n’est rien de moins que la grande conversation critique que l’humanité entretient avec elle-même.”

Il précise ensuite les trois “idées clés” de cette définition, soit:

  1. La formation universitaire s’inscrit dans une tradition de réflexion, de pensée et de théorisation. “Elle dit toujours, d’une manière ou d’une autre: voici où nous en sommes et comment nous y sommes parvenu…”
  2. La formation universitaire suppose une mise à distance critique. “…[R]ien de cette formation – et pas même cette tradition qui est transmise – n’est tenu pour acquis et tout, hormis cette attitude critique elle-même, y est susceptible d’être remis en question…”
  3. La formation universitaire “vise à amener l’étudiante ou l’étudiant à prendre part à une conversation pérenne portant sur des théories et des pratiques, ceci avec l’ambition d’inscrire les unes et les autres dans une perspective normative et de les organiser en un ensemble harmonieux et cohérent dont on espère qu’il forme un idéal de vie individuelle et collective.” [notre emphase]
Pour se bien faire comprendre, il donne l’exemple d’une comptable formée selon cette conception:
“Non seulement a-t-elle acquis un savoir et un savoir-faire, mais elle entretient un rapport critique avec ces connaissances, dont elle mesure le caractère provisoire, faillible et conventionnel.  Inscrivant sa pratique dans des dimensions culturelles, historiques, politiques et économiques, elle est capable de penser sous tous ces aspects.  Elle comprend ce qui caractérise son actuelle inscription sociale, les normes et les valeurs qui la façonnent; elle en conteste sans doute certaines, mais elle comprend aussi que d’autres les approuvent et pourquoi.  En un mot, elle possède un certain nombre de vertus intellectuelles (humilité, attitude critique, perspective cognitive) qui l’ont profondément transformée et elle les met en oeuvre dans sa pratique et dans le dialogue qu’elle entretient autant avec les autres qu’avec elle-même.” [notre hyperlien]

Il déplore le fait que dans la situation d’asservissement aux intérêts économiques qui prévaut actuellement dans les universités, cette distance critique ne soit plus possible, même une distance réflexive quant à la fin de l’éducation elle-même.  La connaissance de la tradition intellectuelle est occultée.  Il donne l’exemple des sciences de l’éducation (son domaine) où il est “possible d’obtenir un doctorat en éducation sans avoir lu Platon, Montaigne ni Rousseau…”  Il s’inquiète d’ailleurs “face à des études avancées qui sont le prolongement de premiers cycles carencés.”

Dans ses deux derniers chapitres, Baillargeon définit ce qu’il entend par une université publique à partir d’une série de questions (“[Q]uelles sont les sources du financement de ses activités? […] [Q]uels sont les activités, les biens et les services qu’elle produit ou génère ? Enfin, comment cet ensemble est-il diffusé hors de l’université, et à qui et sous quelles modalités est-il rendu accessible?”) et par trois critères intéressants:

  • “la compossibilité des biens produits, c’est-à-dire le fait qu’en les donnant à autrui on les possède encore (c’est le cas du théorème de Pythagore; pas d’un brevet d’invention)”;
  • la multiplicité des relations (« La multiplication de la quantité et de la qualité de ces liens librement consentis est un indice du caractère public d’une université. Elle témoigne que l’université et ses riches ressources ne sont pas monopolisées par un groupe et par ses intérêts particuliers. »);
  • “la liberté universitaire, et en particulier la possibilité de choisir ses objets et ses méthodes de recherche”…
Il conclut en proposant différentes actions pour “un régime de simplicité volontaire avec recentrement sur ce qui se fait de moins en moins”:
  • Lutter contre “l’ennemi (de l’) intérieur”: opposition aux “programmes bassement utilitaires” et aux “recherches à visées mercantiles”; “création de cours libres, crédités ou non, pouvant se donner au sein de l’université, mais aussi hors et indépendamment d’elle”
  • Tenir des états généraux sur l’université: “moment de délibération collective sur ce que nous voulons que soient nos universités”
  • Faire sécession [!]: “De telles sécessions ponctuent l’histoire de l’institution. La dernière en date et la plus célèbre est celle de la création de la New School of Social Research, de New York, née de la sécession de professeurs dissidents des universités Stanford et Columbia. […] [J]’imagine facilement une cinquantaine de professeurs accompagnés de quelque 300 étudiants fondant tous ensemble un institut universitaire voué au Studium Generale, à l’abri des désormais sclérosants contrôles extérieurs administratifs et bureaucratiques et des ennemis intérieurs aux mille visages, et sortant de la logique de la production et de la croissance à tout prix dans le but de fonder une véritable communauté intellectuelle.”
Baillargeon convient volontiers que de nombreuses questions pratiques ne manqueront pas de se poser face à de telles initiatives, mais il revendique le droit de rêver.
De fait, la lecture de Je ne suis pas une PME appelle constamment la question de savoir si les modèles d’université et de formation universitaire desquels se réclame Baillargeon ne sont pas déjà disparus.  Si nous avons pu paraître sympathique à certaines des idées de cet auteur, nous tenons à mentionner que nos recherches périphériques – toutes sommaires fussent-elles – n’ont permis que de trouver des partisans de Baillargeon.  On se serait attendu à ce que ceux qu’il qualifie d’ “ennemis intérieurs” se sentent interpellés et réagissent…  Or, personne au Québec ne semble se lever pour défendre une vision plus entrepreneuriale de l’organisation universitaire.  Peut-être qu’on n’en ressent pas la nécessité?

Sources:  

Baillargeon, Normand, Je ne suis pas une PME – Plaidoyer pour une université publique, coll. “Essai libre”, Éditions Poètes de brousse, 2011, 91 p.
Baillargeon, Normand, “Je ne suis pas une PME“, rubrique “Pourquoi j’ai écrit ce livre”, Découvrir, ACFAS, décembre 2011
Doyon, François, “Compte rendu de Baillargeon – Je ne suis pas une PME“, Profs contre la hausse, 13 mai 2012
Guy, Chantal, “L’université et le pacte faustien“, Lapresse.ca, 16 avril 2012
Lemieux, René, “Le combat de Baillargeon 
pour une université publique“, Le Mouton Noir, 12 janvier 2012

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Jean-Sébastien Dubé

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