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Quel pouvoir pour les donateurs?

Situation délicate pour l’Université de Toronto: L’Association canadienne des professeures et professeurs d’universités (ACPPU ou CAUT) a voté récemment une motion de blâme – fait inusité depuis 2008 – suite à une controverse qui remonte à l’automne 2020, évoquant que « la décision d’annuler l’embauche de Mme Valentina Azarova était motivée par des raisons politiques et, de ce fait, constituait une violation grave des principes largement reconnus de la liberté académique ».

« Le blâme est une sanction en vertu de laquelle le personnel académique ne doit pas accepter de nomination ni d’invitation à prendre la parole auprès de l’établissement visé tant que les changements requis n’ont pas été apportés. » (ACPPU, 2021)

Résumé de l’affaire: À l’été 2020, un comité d’embauche de la Faculté de droit de l’Université de Toronto recommande à l’unanimité l’engagement de la professeure Valentina Azarova de l’Université de Manchester à titre de directrice du International Human Rights Program (IHRP) de l’Université de Toronto. Néanmoins, cette recommandation sera mise de côté en septembre 2020 par Edward Iacobucci, alors doyen de la Faculté de droit, officiellement en lien avec des questions sur l’immigration, le moment où Mme Azarova pourrait occuper le poste et sur la possibilité qu’elle passe ses étés à Toronto (ou non). D’après le doyen, un emploi n’aurait jamais été offert à Mme Azarova et aucune influence extérieure ne serait entrée en ligne de compte dans le choix de rejeter sa candidature. Cela, bien que la principale intéressée ait affirmé au Globe and Mail avoir reçu une telle offre le 11 août et l’avoir accepté le 19 août.

Cependant, il appert que le juge David E. Spiro de la Cour canadienne de l’impôt, diplômé de la Faculté de droit dont la famille élargie aurait donné environ 10 millions $ aux facultés médicales et hôpitaux de l’Université de Toronto, ait tenté d’influer sur le processus d’embauche. Des personnes étudiantes et enseignantes ont demandé la réintégration de Mme Azarova alléguant que l’offre avait été annulée par la Faculté en raison du travail de la candidate sur les violations des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés et en Israël. Dans la foulée de la controverse, plusieurs démissions – notamment au sein du comité d’embauche et de membres chercheurs de l’IHRP ont eu lieu. Une enquête indépendante sur l’affaire a été réclamée.

À la demande du recteur (president) Meric Gertler de l’Université de Toronto, cette enquête a été menée par le juge de la Cour Suprême à la retraite Thomas Cromwell. Dans son rapport, le juge Cromwell rapporte certains des faits allégués, mais soutient que « I would not draw the inference that external influence played any role in the decision to discontinue the recruitment of the Preferred Candidate ».

Ce à quoi l’ACPPU répond dans son communiqué…

« Suite à un examen détaillé des faits, le Conseil de l’ACPPU a jugé invraisemblable de conclure que l’appel [du juge Shapiro] n’ait pas été à l’origine des mesures subséquentes qui ont entraîné l’annulation soudaine du processus d’embauche. […] « Les administrateurs de l’Université de Toronto auraient pu proposer à nouveau le poste toujours vacant de directeur/directrice du programme international des droits de la personne (IHRP) à Mme Azarova.  »

Au-delà de demander à l’Université de Toronto d’offrir (ou de réoffrir) un emploi au Dr Azarova, l’ACPPU n’a pas précisé les conditions que l’institution devrait remplir pour mettre fin au blâme.

*****

Partant de la situation à l’Université de Toronto, Nathan Greenfield du University World News poursuit son article en discutant des relations complexes entre donateurs et institutions universitaires (au Canada, mais aussi aux États-Unis), notant la place de plus en plus importante de la philanthropie au fur et à mesure du désinvestissement des gouvernements dans l’enseignement supérieur. « Between 1985 and 2019, the percentage of university operating revenues paid for by provincial governments in Canada dropped from 81% to 47%. »

Greenfield évoque notamment l’influence importante de famille Sackler (Purdue Pharma) à l’Université Tufts et de la Charles Koch Foundation, notamment à l’Université Georges Mason. D’après lui, de tels donateurs s’attendent à exercer de l’influence sur les institutions qu’ils soutiennent et tendent même à pousser vers la droite certaines décisions des universités américaines.

Il existe un mouvement appelé UnKoch My Campus… D’après ce groupe, entre 2005 et 2018, Charles Koch et son frère David auraient donné, à partir des sept fondations qu’ils contrôlent, 344 582 039$ américains à près de 550 colleges et universités, surtout aux États-Unis. Toutefois, les Koch auraient également donné aux institutions non-américaines suivantes:

  • Hebrew University of Jerusalem,
  • University of Liechtenstein,
  • Ludwig Maximilian University (Munich),
  • University of Hong Kong,
  • Carleton University (Ottawa),
  • McGill University (Montréal),
  • University of Saskatchewan (Saskatoon).

Paul Basken du Times Higher Education signe quant à lui un article différent sans lien direct avec la controverse de Toronto, où il évoque aussi l’influence de la famille Koch, mais aussi de la Bill and Melinda Bates Foundation (dont nous avions parlé en 2013 et même en 2010). Il est difficile de faire abstraction du fait que Basken avait écrit sur Toronto une semaine plus tôt…

D’après la philosophe politique Emma Saunders-Hastings, autrice du livre Private Virtues, Public Vices: Philanthropy and Democratic Equality (Chicago Press, à paraître):

“Anyone who’s been around a university knows that often influence is much more subtle. It doesn’t even have to be the donor exerting influence. There is such a hunger for donations that fundraisers and administrators spend a fair bit of time thinking about what would appeal to donors. How we could better attract donors… […] It feels bad to criticise the generous person who you think is generally doing good things for the institution or department. But there’s a need to cultivate a certain ingratitude that makes the criticism by university officials, students and faculty possible.” (citée dans Greenfield, 2021)

Sources:

Association canadienne des professeures et professeurs d’universités (ACPPU), « Mesure exceptionnelle : le Conseil de l’ACPPU prononce un blâme contre l’Université de Toronto concernant la controverse liée à l’embauche de Valentina Azarova » (communiqué de presse), site web, 22 avril 2021

Basken, Paul, « Union censures Toronto after job ‘rescinded over Israel views’ », Times Higher Ed, 23 avril 2021

Basken, Paul, « US colleges’ billion-dollar question: is philanthropy worth the cost? », Times Higher Ed, 29 avril 2021

Greenfield, Nathan, « Do donors have too much influence over universities? », University World News, 25 avril 2021

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Jean-Sébastien Dubé

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