Deux articles du Inside Higher Ed rapportés par ma collègue Sonia Morin me semblent apparentés…
Dans le premier, Dorian S. Abbot, professeur de géophysique à l’Université de Chicago, spécialiste des changements climatiques, se plaint d’être l’une des plus récentes victimes de la culture du bannissement (cancel culture) alors qu’il s’est vu « désinvité » à donner une conférence John Carlson au prestigieux MIT à l’intention d’élèves du secondaire. L’institution l’a plutôt invité à venir présenter ses découvertes scientifiques à d’autres chercheurs du climat, ce qu’il aurait accepté (mais qu’il n’a pas confirmé au journaliste du Inside Higher Ed).
Abbot estime avoir été ciblé par des militants woke [ce qualificatif est le sien] à la suite d’articles d’opinion où il remet en question le mouvement EDI (équité, diversité et inclusion), notamment en août dernier dans le magazine Newsweek. Selon lui, l’EDI « viole le principe éthique et juridique de l’égalité de traitement » et « implique de traiter les gens comme des membres d’un groupe plutôt que comme des individus, répétant ainsi les erreurs qui ont rendu possibles les atrocités du 20e siècle ».
Selon Abbot,
« Il convient de rappeler ce qui s’est passé une nouvelle fois : un petit groupe d’idéologues a monté une campagne sur Twitter pour annuler une éminente conférence scientifique au Massachusetts Institute of Technology parce qu’ils n’étaient pas d’accord avec certaines des positions politiques de l’orateur. Et ils ont réussi en huit jours. »
Abbot mentionne avoir été contacté par le directeur du Département des sciences terrestres, atmosphériques et planétaires du MIT. Celui-ci lui aurait expliqué qu’on avait choisi d’annuler la conférence Carlson pour éviter la controverse. Le professeur Robert van der Hilst, directeur du Département a expliqué au Inside Higher Ed que « Nous avons estimé qu’avec les distractions actuelles, nous ne serions pas en mesure d’organiser un événement de sensibilisation efficace [la conférence John Carlson]. […] J’ai pris cette décision de mon propre chef, après avoir consulté le corps enseignant et les étudiants du Département, tout en sachant que certains pourraient y voir un affront à la liberté académique – une perception que je ne partage pas. »
Il va sans dire que, d’après le professeur Abbot, l’annulation de sa conférence a effectivement des impacts sur la liberté académique. Il s’en est plaint dans une infolettre de droite:
« Je considère cet épisode comme un exemple ainsi qu’une illustration frappante de la menace que l’idéologie woke fait peser sur notre culture, nos institutions et nos libertés. […] J’ai toujours soutenu que l’idéologie woke est essentiellement totalitaire par nature : elle tente de faire converger l’intégralité de l’existence humaine dans un point de vue idéologique étroit et de réduire au silence quiconque n’est pas d’accord. »
Certains de ses supporters ont enjoint le MIT a remettre la conférence John Carlson à l’agenda.
Que l’on partage ou non le point de vue du professeur Abbot, on peut se demander si la multiplication de telles annulations n’est pas au moins en partie responsable des demandes répétées pour le genre de formation civique proposé dans le second article…
Ce que les universités doivent à la démocratie
Dans son article, le professeur d’histoire Steven Mintz de l’Université du Texas à Austin part du nouveau livre de Ronald Daniels, recteur de l’Université John Hopkins : What Universities Owe Democracy.
Dans ce livre, le recteur Daniels affirme que « les universités ont abandonné leur responsabilité d’éduquer les personnes étudiantes aux idées qui animent la démocratie et aux institutions qui la font fonctionner ». Si selon lui les universités « contribuent à la démocratie libérale en favorisant la mobilité sociale, en confrontant le pouvoir aux faits et en modélisant le pluralisme », Daniels souhaite qu’elles en fassent davantage, soit qu’elles « intègrent le débat sur les campus et instaurent une exigence de connaissance de la démocratie pour l’obtention du diplôme ». Nous vous rapportions en avril dernier un initiative de l’Université Purdue en ce sens.
Mintz fait la part des choses entre les faits sur lesquels se basent les promoteurs de l’éducation civique et les perceptions attribuables à certaines prises de positions récentes. Du côté des faits, il faut bien admettre que…
- les Américains sont profondément ignorants de la nature de leur système politique. Par exemple, un sondage réalisé en 2016 pour le Annenberg Public Policy Center a révélé qu’un quart des adultes ne pouvaient pas nommer les trois branches du gouvernement.
- les Américains sont extrêmement méfiants à l’égard de leur gouvernement. En 2019, le Pew Research Center a indiqué que seuls 17 % des adultes font confiance au gouvernement fédéral pour faire ce qu’il faut.
- l’engagement civique des Américains est affreusement bas. Non seulement les niveaux de vote sont beaucoup plus bas que dans les pays comparables, mais la participation aux organisations communautaires est faible, même selon les normes antérieures des États-Unis.
Toutefois, Mintz rappellent que plusieurs initiatives d’éducation civique sont basées sur des motivations plus immédiates [Rappelons diverses législations partisanes pour limiter l’enseignement de divisive concepts…]:
- la partisanerie passionnée et la polarisation politique ont rendu de plus en plus difficile pour le gouvernement américain de forger un consensus sur la façon de relever les défis nationaux;
- la politisation de pratiquement toutes les questions urgentes, y compris la vaccination COVID, a rendu les solutions politiques pragmatiques largement impossibles;
- la division de la société en silos idéologiques empêche le type de conversations qu’exige une démocratie multiculturelle;
- les valeurs des Lumières – y compris l’engagement en faveur d’un débat raisonné, du calme et de l’ouverture d’esprit – sont essentielles à la démocratie.
D’après Mintz, l’éducation citoyenne a trois grands objectifs aux yeux de ses promoteurs:
- renforcer la maîtrise des connaissances civiques essentielles par les personnes étudiantes (que tous acquièrent un niveau de compréhension des grands thèmes de l’histoire des États-Unis, de la nature du système gouvernemental américain et de son évolution au fil du temps);
- cultiver les compétences civiques essentielles à une citoyenneté engagée et responsable (évaluer des preuves, analyser des sources, comprendre des perspectives contradictoires et présenter des argumenter fondés sur des preuves);
- aider les élèves à développer les dispositions civiques qui sont essentielles au bon fonctionnement d’une société diversifiée et démocratique (valeurs de tolérance, d’empathie, d’ouverture d’esprit, respect de la complexité, de la nuance et des perspectives différentes, volonté d’engager un dialogue respectueux).
Mintz pose plusieurs questions difficiles au regard de cette tendance à l’éducation citoyenne.
- Les collèges et les universités devraient-ils avoir pour mission de promouvoir les valeurs démocratiques (par opposition à l’enseignement des institutions gouvernementales, un élément essentiel des cours de gouvernement américain 101) ?
- Si oui, quelles sont exactement ces valeurs ? S’agit-il simplement d’un engagement envers le libre examen, le dialogue et la liberté d’expression ? Ou s’agit-il de quelque chose de moins anodin – par exemple, combattre activement le racisme, le sexisme, le classisme et bien d’autres -ismes tout en promouvant l’équité, la justice et l’impartialité ?
- Les collèges et les universités ont-ils le pouvoir et la compétence pour combattre les modes de pensée non libéraux ou pour s’attaquer à la méfiance croissante à l’égard de la science et de l’expertise certifiée – à part faire ce qu’ils font déjà, c’est-à-dire exposer les personnes étudiantes à des professeurs compétents et accomplis ?
- La plus grande question est de savoir si l’éducation civique est réellement une bonne idée. Après tout, certaines des libertés dont jouissent les Américains ne sont-elles pas précisément la liberté d’ignorer la politique et d’avoir et d’exprimer des opinions que d’autres pourraient trouver répréhensibles ?
Mintz croit que des fonds fédéraux importants seront bientôt investis dans l’éducation civique aux États-Unis… ce qui expliquerait peut-être l’engouement de nombreux administrateurs universitaires pour de tels programmes. Il propose différentes approches qui permettraient selon lui de contribuer adéquatement à la formation citoyenne des jeunes américains.
Critique, Mintz considère que…
« L’éducation civique a un objectif noble (bien qu’irréaliste et peut-être paternaliste) : faire en sorte que tous les personnes étudiantes, selon les mots du juge en chef John Roberts, aient “les outils pour comprendre” notre système de gouvernement et notre histoire collective. Comme il l’a dit, “à notre époque, où les médias sociaux peuvent instantanément répandre des rumeurs et de fausses informations à grande échelle, le besoin du public de comprendre notre gouvernement, et les protections qu’il offre, est encore plus vital. »
Mintz conclut en affirmant que les collèges et les universités devraient surtout continuer à promouvoir la pensée critique, encourager la libre recherche, remettre en question les opinions reçues et toute affirmation de toute autorité, et n’attendre en retour que rigueur, nuance et arguments bien fondés. Autrement dit, ce qu’ils savent faire de mieux. C’est, d’après lui, la meilleure façon de servir les personnes étudiantes et la société.
[Tous les extraits ont été traduits à l’aide de Deepl.com/translator, puis ajustés.]Sources:
Flaherty, Colleen, « A Canceled Talk, and Questions About Just Who Is Politicizing Science », Inside Higher Ed, 6 octobre 2021
Mintz, Steven, « Can Civics Education in Colleges Strengthen Democracy? », Inside Higher Education, 6 octobre 2021