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Il y a innovation et… innovation pédagogique

Un des premiers constats que peut faire la personne qui s’intéresse à l’innovation pédagogique, c’est à quel point le mot « innovation » est polysémique. Ainsi, lorsque des collègues d’autres disciplines (que la pédagogie) nous parlent d’innovation, ils sont généralement assez loin de ce que nous entendons par « innovation pédagogique ».

Par exemple, voici la définition adoptée par l’OCDE : « La mise en œuvre d’un produit (bien ou service) ou d’un procédé nouveau ou sensiblement amélioré, d’une nouvelle méthode de commercialisation ou d’une nouvelle méthode organisationnelle dans les pratiques de l’entreprise, l’organisation du travail ou les relations extérieures. »

Dans plusieurs domaines, « innovation » veut souvent dire « une invention diffusée à grande échelle », généralement à 10 % et plus de la population (Aubouy, 2022). 

On distingue souvent différents « niveaux » d’innovation à partir des travaux de Clayton Christensen (1997). L’énumération qui suit a été développée à partir de différentes requêtes adressées à ChatGPT (« Présente-moi les quatre principaux types d’innovation en précisant où l’innovation pédagogique se situe dans ces quatre catégories »; « Tu cites souvent les MOOC comme « innovation de rupture », mais quand est-il de la « classe inversée »? »; « La généralisation de l’utilisation des intelligences artificielles génératives dans les milieux éducatifs est-elle une innovation incrémentale, adjacente, de rupture ou radicale? »), puis adaptées par l’auteur :

  1. Innovation incrémentale : Ce type d’innovation implique des améliorations progressives et continues apportées à des méthodes, des produits ou des services existants. Dans le contexte de l’innovation pédagogique, cela pourrait inclure des ajustements mineurs aux méthodes d’enseignement existantes, comme l’intégration de nouveaux outils numériques pour améliorer l’engagement des étudiants (J.-S. Dubé, échange avec l’agent conversationnel ChatGPT, août 2023). Une nouvelle grille d’évaluation alors que les modalités d’évaluation ne changent pas constituerait sans doute une innovation incrémentale. Guillaume Coudert associe l’innovation incrémentale à de l’amélioration continue, ce qui la rend selon lui plus aisément participative…
  2. Innovation adjacente : Une innovation adjacente consiste à apporter des améliorations significatives à des éléments existants tout en restant dans le même domaine ou secteur. Dans l’éducation, cela pourrait impliquer l’intégration de nouvelles approches pédagogiques basées sur des modèles éprouvés, mais avec des variations ou des extensions pour répondre aux besoins spécifiques des apprenants (J.-S. Dubé, échange avec l’agent conversationnel ChatGPT, août 2023). La classe inversée peut être considérée comme une innovation adjacente, car elle modifie la manière dont le temps en classe est utilisé, mais elle ne nécessite pas une transformation radicale des méthodes éducatives ni des modèles traditionnels d’enseignement. Elle s’inscrit souvent dans le cadre de l’éducation traditionnelle en adoptant une approche différente pour atteindre des objectifs similaires (J.-S. Dubé, échange avec l’agent conversationnel ChatGPT, août 2023).
  3. Innovation de rupture : Cette catégorie d’innovation implique l’introduction de nouvelles idées, technologies ou méthodes qui transforment radicalement un domaine ou un secteur. Les innovations de rupture dans l’éducation pourraient inclure des approches totalement nouvelles d’enseignement et d’apprentissage, telles que l’apprentissage en ligne massif ouvert (MOOC) qui ont changé la manière dont les gens accèdent à l’éducation (J.-S. Dubé, échange avec l’agent conversationnel ChatGPT, août 2023). [NDLR: Notons que plusieurs auteurs considèrent que les MOOC n’étaient pas particulièrement innovant sur le plan pédagogique… « …[I]t is entirely arguable that the MOOC platform – as a relatively traditional LMS – reinforces passive modes of learning rather than the more active, student-centered approaches… » (Kim et Maloney, 2020)]
  4. Innovation radicale : Une innovation radicale va au-delà de la transformation d’un secteur spécifique pour influencer de manière profonde l’ensemble de la société. En éducation, cela pourrait se manifester par l’introduction de systèmes éducatifs entièrement nouveaux qui réinventent la manière dont l’apprentissage est organisé et délivré. (OpenAI, 2023) L’utilisation des intelligences artificielles génératives dans les milieux éducatifs pourrait être considérée comme une innovation de rupture, voire comme une innovation radicale. (J.-S. Dubé, échange avec l’agent conversationnel ChatGPT, août 2023)

Ainsi, dans L’innovation comme science (2022), Miguel Aubouy précise en bas de page : « Dans cet ouvrage, sauf indication contraire, nous ne considérerons que les innovations où l’on constate une rupture d’usage : lorsqu’un produit (objet, service, oeuvre…) appartenant à une catégorie connue, ayant diffusé à grande échelle, introduit une nouvelle manière d’utiliser les produits de sa catégorie. […] Ce livre porte donc exclusivement sur l’ « innovation de rupture ». Pour alléger le texte, nous omettrons parfois le qualificatif « de rupture » pour écrire seulement « innovation ». [notre emphase] Alors qu’Aubouy utilise le mot « innovation » (seul) pour parler d’innovation de rupture, en innovation pédagogique on pensera la plupart du temps à de l’innovation incrémentale que l’on qualifiera simplement d’innovation.​

Dans leur ouvrage Learning Innovation and the Future of Higher Education (2020), Joshua Kim et Edward Maloney consacrent tout un chapitre à critiquer la théorie de l’innovation de rupture présentée par Clayton Christensen dans The Innovator’s Dilemma (1ère édition en1997), mais surtout son application aux universités dans The Innovative University: Changing the DNA of Higher Education from the Inside Out (Christensen et Eyring, 2011). Ce chapitre s’appelle fort à propos « Reclaiming Innovation from Disruption ».

Parmi leurs arguments, ils évoquent le fait que la formation supérieure constitue un écosystème complexe où le partage des idées se superpose à la compétition entre entreprises concurrentes, que les personnes étudiantes ne sont pas [NDLR: ou pas seulement] des consommatrices, que les formes mêmes d’enseignement supérieur (Ivy League vs. Community Colleges aux États-Unis) représentent des alternatives qui rendent difficile une éventuelle « rupture » du marché de la formation supérieure.

Ce qui nous semble plus intéressant toutefois, c’est la critique même qu’ils font de l’utilisation du mot « innovation » dans le contexte d’une culture qui valorise la nouveauté et la productivité à tout crin. « Innovation more often is positioned as a positive “outside-of-the-box” approach to solving current problems » (Kim et Maloeny, 2020).

…Today’s shared language around innovation is emotive rather than procedural; we use innovation to highlight the desired positive results of our efforts rather than to identify anything specific about our efforts (products, processes or policies). The predominant use of innovation is to highlight the value and future-readiness of whatever the speaker supports… (Rolin Moe, 2018, cité dans Kim et Maloney, 2020)

Pour Kim et Maloney, l’innovation pédagogique suit forcément un autre rythme, puisque qu’il s’agit d’abord d’un changement de culture. « Learning innovation is not a project or even a goal. Instead, learning innovation is best thought of as a culture in which learning is prioritized and ressourced at all levels of an institution. » Ils mentionnent entre autres les progrès dans la conception de nouveaux espaces d’apprentissage actifs, le développement de la formation à distance et de l’application de diverses technologies dans les classes. « To some, écrivent-ils, these might appear to be incremental changes only, but it is worth remembering just how much the teaching and learning dynamic has changed in the past twenty or so years. »

Mais au-delà d’une différence d’« envergure » ou de vitesse (entre innovation de rupture et innovation incrémentale), la professeure honoraire Françoise Cros, spécialiste des innovations en éducation, rattachée au Centre de Recherche sur la Formation et Conservatoire national des Arts et Métiers (Paris), rappelle que la nature même des innovations pédagogiques est différente (Cros, 2022; nos emphases) :

[L]’innovation pédagogique est d’une toute autre nature que l’innovation technique ou technologique ou organisationnelle ou institutionnelle, […] ce qui en fait une activité sociale particulière.  […] Celle-ci porte non sur la production d’un objet nouveau, mais sur une éthique du développement de la personne, de son insertion dans un futur projeté… […] Les différents cas de figure de l’innovation pédagogique montrent que le nouveau introduit dans la classe est rarement un nouveau intrinsèque : il a pu déjà être mis en œuvre par l’éducation nouvelle ou bien avec les produits numériques nouveaux. »

Dans ses notes de bas de page, Françoise Cros ajoute: « Nous savons tous que ce n’est pas parce qu’un professeur introduit le smartphone dans sa classe comme support qu’il innove. L’innovation ne se trouve pas dans l’objet nouveau mais dans son utilisation. Alors, pourquoi le plus souvent une innovation pédagogique est-elle uniquement identifiée à l’objet nouveau introduit? »

Cros tente de définir quatre dimensions de cette « nature propre de l’innovation pédagogique », mais qu’elle applique à l’école française. Nous avons tenté d’adapter ces dimensions à la formation supérieure, en étant bien conscient du caractère « plaqué » de l’opération. Au-delà du remplacement du mot « école », certains objectifs apparaissent comme distincts. Le contexte français de la citation initiale peut partiellement s’adapter au contexte québécois, mais ne fonctionnerait pas aux États-Unis, par exemple : 

1. Les finalités : [les universités et les collèges] [sont] [des] institution[s] particulière[s] qui, si elle[s] [ne sont] pas régalienne[s], relève[nt] du service public d’une nation et d’un État. La société [leur] assigne des finalités dont l’enjeu va bien au-delà de celui d’une génération d’individus. Aucun [future professionnel et] citoyen ne peut être mis à l’écart de ces finalités. Ces dernières répondent à la question de savoir quels [professionnels et] citoyens ladite société veut former. 

2. Les formes : [les universités et les collèges], en tant qu’institution[s], se défini[ssen]t par une forme [collégiale]. Elle a évolué au fil du temps, mais il s’est toujours agi d’adultes face à une génération, adultes tentant de développer chez les jeunes générations des compétences définies à travers une législation [ou des attentes de regroupements professionnels]. [Les universités et les collèges] participe[nt] de ce rôle éducatif de la société envers ses jeunes générations [de personnes professionnelles]. 

3. Les fonctions : l’innovation, tout comme [les universités et les collèges] dans [leur] entier, rempli[ssen]t deux fonctions incontournables : la socialisation [au sens d’initiation à la vie citoyenne] et la [professionnalisation], c’est-à-dire le développement, par les jeunes, d’apprentissages par les jeunes qui n’auraient pas pu se faire sans elle[s]. 

4. Les acteurs impliqués dans ces innovations produites par [les universités et les collèges] sont multiples et leurs rôles s’organisent autour de l’objectif central : développer des compétences chez les jeunes [futurs membres de professions données] » (Françoise Cros, préface à Capron Puozzo et Vuichard, 2022) [adapté par l’auteur]) 

Cette dernière tentative reste insatisfaisante, nous en sommes bien conscients. Il nous semble néanmoins que Cros tient quelque chose lorsqu’elle affirme que l’innovation pédagogique serait d’une nature différente de celle des innovations techniques, artistiques ou commerciales. L’idée – empruntée à Kim et Maloney – que l’innovation pédagogique relèverait davantage de changements de culture nous semble un terreau fécond. Nous espérons avoir l’occasion de continuer à préciser cette nature distinctive dans nos réflexions ultérieures.

Sources:

Aubouy, Miguel (2022), L’innovation comme science, Nullius in Verba.

Coudert, Guillaume (24 juillet 2022), « Quels sont les différents types d’innovation ? » (article de blogue), Agorize.

Cros, Françoise, préface à Capron Puozzo, I. et Vuichard, A. (2022), L’innovation pédagogique: de la théorie à la pratique, Alphil PUS, pp. 9-23.

Kim, Joshua et Edward Maloney, Learning Innovation and the Future of Higher Education, John Hopkins University Press, 2020, 211 p.

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À propos de l'auteur

Jean-Sébastien Dubé

1 commentaire

  • Très bon article!

    Pour moi, le processus d’innovation a pour but de tenter de résoudre un problème ou (mieux) répondre à un besoin en créant une nouvelle solution ou adaptant (significativement) une solution existante. Cette solution (finalité) doit pouvoir être appliquée localement, pourrait être transférable à certains milieux rencontrant le même problème/besoin, ou généralisable contribuant ainsi à l’avancer de la connaissance universelle. Elle peut être encadrée par une démarche plus ou moins structurée, pouvant aller jusqu’à de la rigueur scientifique, on parlera alors de recherche plutôt que d’innovation.

    Je crois que le sens que je donne personnellement à l’innovation est compatible avec le contenu de cet article. Ma perception est que, en effet, l’innovation PÉDAGOGIQUE est davantage complexe et de nature différente que les innovations techniques, artistiques ou commerciales étant donné sa composante sociale. Cela dit, elle poursuit le même but. Me trompe-je?

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