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Quelles solutions à la polarisation des opinions? – suite et fin

Dans un texte du 1er mai dernier (« Quelles solutions à la polarisation des opinions? »), je me montre insatisfait du fait que la série d’articles « Tous polarisés » du quotidien Le Devoir, amorcée le 29 avril, offre peu de solutions à ce défi de société. Toutefois, la série d’articles s’est poursuivie jusqu’à 8 mai 2021. Il m’a semblé important de traverser le reste de la série, d’autant qu’elle touche directement mon axe de veille sur la salles de classe comme espace de débats, avec pour question corollaire:

« Dans le contexte d’une polarisation toujours plus grande des débats sociaux, où l’interlocuteur qui pense différemment n’a pas droit de cité, quelle serait la pertinence et le réalisme d’enseigner l’humilité intellectuelle aux étudiantes et étudiants de l’UdeS? »

Il me faut bien admettre que les articles suivants, où l’on présente notamment le point de vue d’enseignants et d’enseignantes au collégial ou à l’université, proposent des pistes pour sortir de cette situation conflictuelle.

À la base

« Nous vivons depuis quelques années une période de transformation profonde. […] Il y a plein de repères qu’on croyait fondamentaux et éternels [sur l’identité de genre, notamment], et qui sont en train de se transformer radicalement. Il y a des gens à qui ça ne pose pas problème. Mais d’autres ne sont pas ouverts à ces réalités et sont pris d’insécurité. Ça crée un terrain fertile pour la polarisation. » (Gérard Bouchard,  historien et sociologue (UQAC), ancien coprésident de la Commission Bouchard-Taylor sur les accommodements raisonnables, cité par Guillaume Bourgault-Côté)

D’après l’enseignante en philosophie Véronique Grenier: « Pourquoi faut-il se préoccuper de l’enjeu de la polarisation des idées ? La réponse qui me semble la plus évidente est : parce que nous vivons ensemble. Nous avons à cohabiter et il y a plus d’avantages à le faire avec une certaine harmonie que dans la discorde. […]

On peut être en désaccord, mais je pense qu’on se doit de minimalement et sincèrement tenter de voir et de comprendre pourquoi « l’autre » pense ce qu’il pense, ce qui l’a conduit, aussi, à adopter telle ou telle croyance ou préférer telle interprétation du réel plutôt qu’une autre. Autant ses raisons « objectives » que ses expériences. Et ce, sans condescendance, sans mépris. Par curiosité. S’intéresser, dans un premier temps, aux raisons toutes personnelles qui font qu’une personne précise entretient telle ou telle croyance.

Il me semble que c’est par cela que le dialogue peut éventuellement devenir possible et fécond. Comprendre le chemin qui mène aux idées, voir leurs racines. Nos opinions sont plus affectives qu’on le pense. On l’oublie ou l’omet souvent. Se rencontrer, c’est en tenir compte.

Ne pas entamer la discussion ou le rapport à l’autre en pensant le changer, le confronter ou craindre d’être soi-même changé, juste « aller voir », sonder, se regarder. Avoir envie de comprendre la personne qui se tient devant nous (ou derrière son écran) avant de penser à échanger. À bousculer. »

Vanité, quand tu nous tiens…

« Dans le débat, note le philosophe [Schopenhauer], nous devrions, en toute bonne foi, chercher « à faire surgir la vérité ». Or, on le sait bien, ce n’est pas comme ça que ça se passe. Notre vanité, « particulièrement irritable en ce qui concerne les facultés intellectuelles », nous pousse plutôt à vouloir avoir raison à tout prix, même au mépris de la vérité. Quand cet objectif nous échappe, quand notre opinion n’emporte pas l’adhésion, nous nous abîmons trop souvent, afin de sauver la face, dans des expédients douteux. » […] « On devient donc vexant, méchant, blessant, grossier, résume le philosophe. C’est un appel des facultés de l’esprit à celles du corps ou à l’animalité. Cette règle est très appréciée, car chacun est capable de l’appliquer, et elle est donc souvent utilisée. » […]

« Aujourd’hui, les réseaux sociaux jouent le rôle de déversoirs immédiats des vanités aigries.

Existe-t-il une parade à cette logique de foire d’empoigne ? Se contenter de rester calme et d’être gentil avec les brutes risque de ne pas suffire, explique Schopenhauer. » […]

« Le problème fondamental de la plupart des sujets soumis au débat public est qu’ils sont insolubles sur la seule base de la rationalité. Dans les questions d’opinion — et presque tout, à part la science, en relève —, les preuves irréfutables et définitives n’existent pas. « J’argumente, explique Marc Angenot dans son brillant essai Dialogues de sourds (Mille et une nuits, 2008), non pas quand les choses sont claires, mais quand le monde se brouille, que les repères se dissolvent, que le monde “extérieur” résiste à mes idées et me dément. J’argumente plus que jamais quand les choses sont douteuses. »

Même le chercheur de vérité le plus honnête qui soit doit reconnaître, dans ces conditions, le caractère incertain de ses convictions. […] Celui ou celle qui refuse de faire sien ce plaidoyer pour la tolérance devrait être considéré comme indigne de participer au débat public. » (Louis Cornellier)

Selon Jean-François Lisée, « …le bénéfice du doute est le lubrifiant indispensable de la civilité et du savoir-vivre. Présumer que son interlocuteur est bien intentionné et interpréter ses paroles ambiguës, jusqu’à mieux informé, comme probablement anodines ou simplement maladroites offre aux interactions un pare-chocs qui minimise le conflit. Considérer au contraire son interlocuteur comme nécessairement malveillant, prendre chaque remarque au pied de la lettre ou, pire, traquer l’occasion de se dire offensé produit un climat anxiogène d’affrontement général qui peut rendre intolérable la vie en société. »

Pour l’éditorialiste Brian Myles, « [c]’est peine perdue, car il n’y a pas de logique dans la polarisation, pas de consensus possible à l’issue du débat où les belligérants s’enferment dans leur chambre d’écho respective. Elle est affaire de croyance, qui n’est pas sans rappeler le fondamentalisme religieux… »

Se réfugier chez soi par « risquophobie »

« Hantés par une peur diffuse, parfois sans fondements réels, l’homme et la femme modernes se recroquevillaient déjà, bien avant la crise de la COVID-19 et son confinement obligatoire, dans un cocon tissé de plus en plus serré, remarque [l’essayiste et journaliste Vincent Cocquebert].

À preuve, ces safe spaces, ou ces zones désignées où se regroupent, par exemple, les personnes s’identifiant au même groupe sexué ou à un même groupe religieux, ou les personnes partageant simplement les mêmes idéaux, écrit Vincent Cocquebert. Dans ce monde hypertechnologique où il suffit souvent d’appuyer sur un bouton pour faire taire la voix de l’autre, la tentation d’une reproduction du même est peut-être décuplée. » (cité par Caroline Montpetit)

Des points de vue que l’on ne voudrait pas entendre?

« Pour plusieurs adeptes du mouvement woke, appuyer les femmes et les minorités, justes causes, passe souvent par la censure. Du coup, leurs détracteurs s’offusquent à bon droit. Faudrait-il sacrifier livres, films, œuvres d’art de tous poils enfantés par des hommes blancs dominants ? Qu’on le veuille ou non, le patriarcat régna durant des millénaires en semant au passage un lot de chefs-d’œuvre. Renvoyer à l’ombre Voltaire, Shakespeare ou Rodin en criant : « Tasse-toi, mon oncle ! » relève de l’ignorance crasse. Il y a moyen de faire découvrir des voix féminines et étrangères abusivement négligées par la postérité, sans affaiblir le foyer occidental.

Choc générationnel que ces luttes entre wokes et conservateurs ? En partie. Car les plus cultivés ne sont pas nés de la dernière pluie. Ils savent ce qu’il en coûtera à l’humanité de sombrer dans l’amnésie sans pouvoir tirer leçons et lumières de l’histoire. Des œuvres phares en traversée des siècles méritent la vie éternelle, mais le monde change. Le racisme, le sexisme, l’homophobie et autres bagages à clous n’ont plus leur place aujourd’hui. Les jeunes générations font évoluer avec fougue des mentalités sclérosées, tout en contribuant malgré elles à la division des humains… » (Odile Tremblay)

Pour la journaliste Émilie Nicolas, « Il transparaît de tout ça [des critiques légitimes de la polarisation, cependant parfois empreint de nostalgie] une peur de perte de contrôle de ceux qui se considèrent aujourd’hui comme les gardiens de la parole publique « civilisée » face à ceux dont le statut de barbares irrecevables est toujours en négociation, et dont l’acceptation est encore conditionnelle à une amabilité sans limites.

A-t-on peur, donc, que la société se polarise, ou a-t-on peur de considérer des perspectives qui ne sont pas nouvelles, mais que l’on avait réussi jusque-là à ignorer, et de plonger dans les remises en question que cette inclusion suscite nécessairement ? Peut-on admettre que si la violence des propos est si forte dans l’espace virtuel, c’est qu’il se joue un peu des deux à la fois ? »

Le marché de l’attention

Le professeur de droit Pierre Trudel rappelle que « [l]e calcul de l’attention de chacun des individus est à la base du marché de la publicité ciblée qui génère une bonne part des revenus des réseaux sociaux. Les plateformes sont configurées de façon à détecter automatiquement ce qui a toutes les chances de capter l’attention d’un individu. […] L’exploitation attentionnelle permet plutôt de générer de la valeur en ciblant ce qui intéresse l’internaute. C’est un processus de création de valeur, non un processus d’information. C’est sur ces processus de création de valeur qu’il faut diriger les lois et non sur les informations qui circulent en ligne. » […]

« Les gouvernants ne peuvent à la fois déplorer les dérives résultant de la polarisation des points de vues et continuer de pratiquer un laisser-faire à l’égard des entreprises qui tirent profit de l’attention générée par les propos excessifs. Il faut des règles obligeant les entreprises à rendre compte du fonctionnement et des effets pervers de leurs processus… »

Pour Guillaume Chaslot, ingénieur français spécialisé en intelligence artificielle et militant pour la transparence des algorithmes, interviewé dans un article de Boris Proulx, « …[L]’obsession des plateformes à garder captifs les internautes a eu pour conséquence de monter les citoyens les uns contre les autres.

« Si le contenu clivant fait passer plus de temps aux gens sur les plateformes que le contenu sympathique, eh bien, forcément, l’algorithme qui favorise le temps de vue va favoriser le contenu clivant. Donc, on voit de nombreux exemples de contenus qui ne seraient pas naturellement aussi partagés », explique Guillaume Chaslot en entrevue​. […]

« Si on ne fait rien, on va continuer à avoir une société qui se fracture et qui se divise en petits groupes, qui se polarise et qui ne se parle plus. Ce sera les républicains contre les démocrates, les hommes contre les femmes, les gens d’origine X contre les gens d’origine Y. Ça va continuer à augmenter et rendre la communication extrêmement difficile. »

Les médias sociaux: un mal nécessaire en politique?

« La moitié des répondants au sondage du Devoir relatent avoir modifié leur utilisation des réseaux sociaux (48 %), en raison de la quantité et de la virulence des commentaires qui leur sont adressés. […] Plusieurs confient […] qu’ils laissent le soin à leurs adjoints de modérer leurs réseaux sociaux et d’y filtrer les commentaires. Ceux qui méritent l’attention du député lui sont ensuite transférés. Car la lecture des insultes et des attaques pèse trop. […] 77 % estiment que les médias sociaux demeurent une plateforme de débat utile. Et ce, bien qu’ils jugent à 85 % que le débat s’envenime de plus en plus. […] Alain Rayes [député conservateur de Richmond-Arthabaska] […] fait valoir, comme le ministre [de l’environnement Jonathan] Wilkinson, que les médias sociaux sont la principale source d’information pour grand nombre d’électeurs. Plus de 60 % des demandes d’aide reçues par son bureau y sont acheminées… via ces plateformes. » (Marie Vastel)

Apprendre à débattre

« [S]elon les règles du psychologue et mathématicien américain Anatol Rapoport […] : reformuler le propos de notre interlocuteur avec exactitude et clarté (ne pas le caricaturer, le déformer ou le réduire) ; relever les points d’accord entre soi et notre interlocuteur ; nommer tout ce qu’on a appris de lui ; puis, après tout cela, se permettre d’exprimer un doute, une critique. La force d’une telle approche réside dans le fait qu’on donne à l’autre dans un premier temps : on le reconnaît comme une personne, un interlocuteur valide. » (Véronique Grenier)

« …[U]ne véritable éducation devrait être, pour reprendre les mots de George Steiner, « école de dissension », c’est-à-dire qu’elle devrait avoir pour tâche essentielle d’éveiller des doutes dans l’esprit de l’élève quant à ses propres convictions. C’est ainsi que s’acquiert en effet une véritable aptitude à argumenter, et surtout une authentique liberté de pensée. »

« Savoir débattre de façon respectueuse et civilisée devrait en effet faire partie des savoir-faire que maîtriserait tout citoyen d’une démocratie digne de ce nom, ce qui implique d’être en mesure de jauger des arguments opposés, de tolérer les divergences d’opinions et, enfin, de faire la part des choses entre des idées que l’on n’aime pas forcément et la personne qui les défend. La démocratie n’est-elle pas ce régime politique où l’on doit décider après délibération tout en apprenant à vivre avec les désaccords qui nous opposent à autrui ? » (Patrick Moreau, enseignant de littérature et essayiste)

« Pour débattre, il faut de la lenteur, de la longueur (par exemple dans un livre), de la raison et de l’abstraction qui tend vers l’universel.

Les réseaux sociaux proposent exactement l’inverse, soit l’immédiateté, l’extrait court, l’émotion et le témoignage brut particulier. « Il faut constamment remettre du bois dans la cheminée et on n’a plus le temps de s’attarder, de prendre son temps pour réfléchir, renchérit M. [Emmanduel] Laurentin [créateur et animateur de l’émission Le Temps du débat sur France-Culture]. L’accélération mène à une paupérisation de la discussion publique. » (propos recueillis par Stéphane Rioux)

« Notre équipe de journalistes et collaborateurs a proposé un cocktail de mesures pour freiner la polarisation : l’éducation au débat d’idées dans les écoles, la fin de l’anonymat sur les plateformes numériques, la dénonciation des comportements tombant sous le registre du Code criminel, le décrochage salutaire des réseaux sociaux, etc.

Ces efforts ne dispensent pas nos gouvernements d’interventions chirurgicales afin de préserver la liberté d’expression et de soumettre à la surveillance démocratique les algorithmes qui nous poussent vers des contenus toujours plus extrêmes pour monnayer notre attention. Agir sur les algorithmes reste la façon la plus prometteuse de contenir la bête. » (Brian Myles)

Sources:

Baillargeon, Stéphane, « La France entre-t-elle en guerre des idées polarisantes? », Le Devoir, 8 mai 2021

Bourgault-Côté, Guillaume, « Les chemins tortueux de la polarisation au Québec », Le Devoir, 8 mai 2021

Cornellier, Louis, « Philosophie de la polarisation », Le Devoir, 8 mai 2021

Crête, Mylène, « Une netiquette pour les députés contre les commentaires haineux », Le Devoir, 8 mai 2021

Crête, Mylène, « Vague de menaces et d’insultes contre les députés de l’Assemblée nationale », Le Devoir, 4 mai 2021

Deglise, Fabien, « En Arizona, les républicains jettent de l’huile sur le feu de la polarisaton », Le Devoir, 5 mai 2021

Grenier, Véronique, « La première poignée de terre », Le Devoir, 8 mai 2021

Lisée, Jean-François, « R.I.P. le bénéfice du doute », Le Devoir, 8 mai 2021

Montpetit, Caroline, « Le ‘cocooning’ extrême comme refuge », Le Devoir, 4 mai 2021

Moreau, Patrick, « Apprendre à débattre » (opinion), Le Devoir, 6 mai 2021

Myles, Brian, « Contenir la bête » (éditorial), Le Devoir, 8 mai 2021

Nicolas, Émilie, « Entre civilisés », Le Devoir, 6 mai 2021

Pavic, Clémence, « À l’ère de la polarisation, des entreprises aussi prennent position », Le Devoir, 5 mai 2021

Pelletier, Francine, « La polarisation numéro 1 », Le Devoir, 5 mai 2021

Porter, Isabelle, « CHOI Radio X critiquée aussi par ses auditeurs », Le Devoir, 6 mai 2021

Proulx, Boris, « Ces algorithmes qui nous divisent et nous polarisent », Le Devoir, 6 mai 2021

Rioux, Christian, « La guerre de tous contre tous », Le Devoir, 7 mai 2021

Shields, Alexandre, « Quand les projets industriels déchirent les communautés », Le Devoir, 8 mai 2021

Tremblay, Odile, « Comme chiens et chats », Le Devoir, 6 mai 2021

Trudel, Pierre, « La polarisation en ligne et ses lois », Le Devoir, 4 mai 2021

Vallet, Élisabeth, « Le prix de la polarisation aux États-Unis », Le Devoir, 8 mai 2021

Vastel, Marie, « Les réseaux sociaux un mal nécessaire mais décourageant pour les élus », Le Devoir, 5 mai 2021

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À propos de l'auteur

Jean-Sébastien Dubé

1 commentaire

  • Excellente compilation, Jean-Sébastien! Espérons que ces points de vue portent et fassent avancer la réflexion collective.

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