Pédagogique

Le constructivisme et l’APP remis en question

Avertissement : billet très long. Il fait le portrait d’une controverse importante en éducation qui est difficile à résumer davantage sans perdre de nuances importantes.

Le constructivisme est un courant pédagogique très populaire depuis les dernières années. On pourrait le résumer ainsi :

  1. l’apprenant cherche activement à donner un sens à l’information qu’on lui présente;
  2. il construit ses connaissances en fonction du sens qu’il donne aux nouvelles informations;
  3. le sens qu’il donne aux nouvelles informations dépend des connaissances qu’il possède déjà;
  4. conséquemment, les nouvelles connaissances se construisent sur les anciennes, qui ont par le fait même une importance capitale pour l’apprentissage.

Cette conception de l’apprentissage est généralement acceptée. Elle mène directement au concept d’apprentissage actif : on ne peut apprendre guère sans y travailler activement. Suivant cette vision constructiviste de l’apprentissage, on a donc élaboré des stratégies pédagogiques visant à rendre l’apprenant plus actif pour stimuler la construction de ses apprentissages. Ces stratégies sont nombreuses et certaines d’entre elles imaginées dans d’autres paradigmes sont aujourd’hui associées au constructivisme parce qu’elles correspondent bien à cette vision. Quelques exemples : l’apprentissage par problèmes, par projet, par questionnement (inquiry-based learning), par découverte (discovery-based learning).

Or, en 2004 et en 2006, des chercheurs en éducation, reconnus pour leurs travaux très rigoureux dans le domaine des sciences cognitives appliquées à l’apprentissage, ont jeté tout un pavé dans la marre. Dans deux articles chocs, ils soutiennent que les approches d’apprentissage mentionnées précédemment sont inférieures à l’instruction directe bien menée. Et ils ont des données probantes pour soutenir leur affirmation!

Le premier est Richard E. Mayer (2004), professeur émérite et auteur de la théorie cognitive de l’apprentissage multimédia, contributeur d’une théorie cognitive-affective de l’apprentissage et contributeur important à la théorie de la charge cognitive.

Les seconds à entrer dans ce débat pour renchérir sur les propos de Mayer sont les chercheurs Paul A. Kirschner, John Sweller et  Richard E. Clark (2006), tous reconnus pour leurs travaux sur la théorie de la charge cognitive (dont Sweller est le « père »).

Mayer dresse un historique de 3 méthodes pédagogiques populaires à tour de rôle dans les années 60, 70 et 80 ayant pour base que l’apprenant, même novice, découvre les connaissances dans des mises en situation plus ou moins préparées, plutôt que de se les faire expliquer par instruction directe. Sa revue de littérature de la recherche sur ces approches les condamne sans équivoque : elles sont beaucoup moins efficaces que l’instruction directe chaque fois qu’elles sont comparées rigoureusement. Elles ne se démarquent que dans les recherches les moins solides. Pour Mayer, les méthodes pédagogiques peu dirigées ont eu droit à 3 prises, on devrait tirer les conclusions qui s’imposent et les abandonner plutôt que de de s’acharner à les réinventer à chaque décennie, la version actuelle étant l’enseignement constructiviste.

Pourtant, Mayer ne rejette pas le constructivisme en bloc. Il adhère pleinement à la conception constructiviste de l’apprentissage décrite au début de cet article. Il croit cependant que les constructivistes ont erré en assumant que l’apprentissage actif demande d’être actif en termes de comportements, alors que ce qui compte est d’être cognitivement actif. C’est ce qu’il appelle le sophisme de l’enseignement constructiviste (constructivist teaching fallacy). Apprentissage actif n’implique pas nécessairement comportements actifs. Des méthodes d’instruction directe qui rendent l’apprenant cognitivement actif d’une façon adaptée à ce que l’on connait de la cognition humaine seront supérieures à des méthodes où l’on cherche surtout les comportements actifs peu dirigés par l’enseignant. Bien entendu, il faudra bien que l’apprenant finisse par mettre en application ce qu’il a appris pour recevoir de la rétroaction et s’améliorer. Mais selon Mayer, il ne faut pas commencer par la mise en situation pour faire apprendre : il faut établir d’abord de bons modèles mentaux par instruction directe avant de placer les apprenants en situation d’application. Et il faut rejeter l’idée que la meilleure façon d’acquérir une connaissance soit de la découvrir ou de la redécouvrir : c’est plus efficace de se la faire expliquer par quelqu’un qui la possède (si c’est bien fait, il va sans dire).

Kirshner, Sweller et Clark en remettent en 2006. Il s’attaquent à toutes ces méthodes et consacrent beaucoup d’arguments à critiquer l’approche par problèmes (APP). Ces chercheurs s’appuient sur la théorie de la charge cognitive (TCC), une théorie dont presque toutes les données empiriques viennent de devis expérimentaux très rigoureux, pour démontrer que l’apprentissage par résolution de problèmes est une stratégie inférieure à l’instruction directe chez les novices. En effet, des dizaines d’expériences réalisées dans le contexte de la TCC ont démontré que la résolution de problème surcharge cognitivement les apprenants novices. Certaines ressources cognitives limitées (la mémoire de travail et l’attention, qui travaillent ensemble) sont alors partagés entre la résolution du problème et la création de modèles mentaux. Les efforts consacrés à la résolution du problème sont alors considérés comme une « charge » parasite qui inhibe la formation des modèles mentaux. Bref, le moyen d’enseignement inhibe l’objectif d’apprentissage : la résolution de problèmes diminue la formation de modèles mentaux. La TCC propose plutôt de commencer par la démonstration et l’explications de problèmes résolus, puis de passer à des problèmes partiellement résolus que l’apprenant doit compléter, avant de finalement résoudre des problèmes complets lorsque ses modèles mentaux sont bien établis. Cette séquence a fait ses preuves dans des protocoles expérimentaux robustes qui l’ont comparée à des approches partiellement dirigées ou non dirigées de résolution de problème.

Plusieurs auteurs ont répondu à Kirshner, Sweller et Clark (Schmidt, Loyens, van Gog & Paas, 2007; Hmelo-Silver, Golan Duncan & Chinn, 2007; Kuhn, 2007). On leur reproche d’avoir rapporté seulement la littérature scientifique qui soutenait leur conclusion tout en ignorant celle en faveur de l’APP, et d’avoir ignoré les systèmes de guidage à effacement progressif (scaffolding) propres à la majorité des APP. On leur reproche aussi de ne pas considérer les avantages motivationnels des approches par découverte et par questionnement. Finalement, on leur oppose que le questionnement et la découverte ne devraient pas être vus comme des moyens d’enseignement, mais comme des démarches à apprendre, notamment pour le développement de la culture scientifique. Ce point de vue est associée à une vision selon laquelle on devrait enseigner moins de connaissances scientifiques et plutôt faire vivre la démarche scientifique aux apprenants.

Sweller, Kirschner et Clark répliquent en 2007. Il ne sont nullement convaincus par les critiques qu’on leur a formulées.

Sur l’APP, ils répondent que la méthodologie des études en faveur de l’APP compare l’APP avec des méthodes non-dirigées ou avec des conditions qui ne permettent pas de tirer de conclusion. Lorsque l’on fait la comparaison avec des méthodes pleinement dirigées dans des devis expérimentaux solides, ces dernières remportent systématiquement contre l’APP. Il est évident pour eux qu’une méthode semi-dirigée comme l’APP sera supérieure à une méthode non-dirigée. Mais pourquoi se contenter de semi-direction si la direction complète est supérieure?

Sur la motivation, ils jugent que les résultats des études contrôlées parlent d’elles-mêmes :  les méthodes dirigées sont meilleures avec les novices. Pourquoi donc présumer de motivation inférieure avec l’instruction directe?

Sur les approches par découverte, par questionnement, par problèmes (etc.) comme objectif d’apprentissage plutôt que comme moyen, ils sont en désaccord complet. D’une part, ils jugent qu’il est important que l’éducation permette aux personnes de comprendre le monde dans lequel ils vivent grâce à des connaissances scientifiques pertinentes. D’autre part, ils jugent qu’il est important de développer une culture scientifique où les apprenants comprennent comment on fait les découvertes, mais que la meilleure façon d’y initier les novices est l’instruction directe.

En 2010, Vogell-Walcutt, Gebrim, Bowers, Carper et Nicholson ont publié une étude qui comparait explicitement une approche constructiviste avec une approche appliquant plutôt la TCC. Les résultats? Presque identiques, à une exception près : l’approche TCC a donné des apprentissages intégrés (retained integrated knowledge) légèrement supérieurs à l’approche constructiviste, à la grande surprise des chercheurs, qui s’attendaient plutôt au contraire. En conclusion, ils suggèrent de mener d’autres études qui comparent des façons différentes d’appliquer les principes de la TCC et du constructivisme.

Ce débat est extrêmement important à l’heure où l’on veut favoriser la pédagogie active. Il est essentiel de bien situer ce qu’est la pédagogie active, quelles sont les meilleures méthodes pour la mettre en œuvre et à quel moment il est approprié de proposer la résolution de problèmes ou l’application de connaissances aux apprenants. Il ne faut pas mettre les approches semi-dirigées au rancart, mais selon Mayer, Sweller, Kirschner, Clark et bien d’autres ayant contribué à ces découvertes, il faut savoir introduire les approches semi-dirigées lorsque les apprenants ont des modèles mentaux suffisamment élaborés. Bref : modèles mentaux d’abord, mise en pratique ensuite.

Une mise en garde en guise de conclusion. Mayer, Kirshner, Sweller et Clark ne disent pas que la pratique, la résolution de problèmes et l’activité comportementale n’ont pas leur place. Ils disent qu’il y a un temps pour ces façons d’apprendre et que ce temps vient après avoir jeté des bases assez solides chez les apprenants pour que ceux-ci ne soient pas surchargés cognitivement par une activité inédite pour eux. La découverte guidée et l’APP peuvent très bien s’insérer dans une séquence qui commence par de l’instruction directe, tant à l’échelle d’une activité qu’à échelle curriculaire, et culminer avec peu ou pas de direction lorsque les apprenants ont un haut niveau d’expertise (Clark, Nguyen et Sweller, 2006; Clark, 2008).

Il ne faut pas y voir non plus un cautionnement de toutes les façon d’enseigner par instruction directe. Il y a dans l’instruction directe des pratiques exemplaires tout comme des pratiques désastreuses. Mais ça n’est pas l’objet du présent billet.

Sources :

Clark, Ruth. C., Nguyen, Frank et Sweller, John (2006). Efficiency in Learning: Evidence-Based Guidelines to Manage Cognitive Load. Pfeiffer. 416 pages.

Clark, Ruth. C. (2008) Building Expertise: Cognitive Methods for Training and Performance Improvement. Pfeiffer. 512 pages.

Mayer, R. E. (2004). “Should There Be a Three-Strikes Rule Against Pure Discovery Learning? The Case for Guided Methods of Instruction.” American Psychologist 59(1): 14-19.

Kirschner, P. A., Sweller, J., Clark, R.E. (2006). “Why Minimal Guidance During Instruction Does Not Work: An Analysis of the Failure of Constructivist, Discovery, Problem-Based, Experiential, and Inquiry-Based Teaching.” EDUCATIONAL PSYCHOLOGIST 41(2): 75-86.

Schmidt, H. G., Loyens, S. M. M., van Gog, T., Paas, F. (2007). “Problem-Based Learning is Compatible with Human Cognitive Architecture: Commentary on Kirschner, Sweller, and Clark (2006).” EDUCATIONAL PSYCHOLOGIST 42(2): 91-97.

Hmelo-Silver, C. E., Golan Duncan, R., Chinn, C.A. (2007). “Scaffolding and Achievement in Problem-Based and Inquiry Learning: A Response to Kirschner, Sweller, and Clark (2006).” EDUCATIONAL PSYCHOLOGIST 42(2): 99-107.

Kuhn, D. (2007). “Is Direct Instruction an Answer to the Right Question?” EDUCATIONAL PSYCHOLOGIST 42(2): 109-113.

Sweller, J., P. A. Kirschner, Clark, R.E. (2007). “Why Minimally Guided Teaching Techniques Do Not Work: A Reply to Commentaries.” EDUCATIONAL PSYCHOLOGIST 42(2): 115-121.

Vogel-Walcutt, J. J., Gebrim, J. B., Bowers, C., Carper, T. M., Nicholson, D. (2010). “Cognitive load theory vs. constructivist approaches: which best leads to efficient, deep learning?” Journal of Computer Assisted Learning: DOI 10.1111/j.1365-2729.2010.00381.x

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Éric Chamberland

5 Commentaires

  • Whoa… Je suis soufflé. C’est fondamental, dense, mais limpide. Du Chamberland de première classe. En ce qui me concerne, c’est déjà un article à publier comme tel dans le Perspectives SSF… nonobstant le “backlash” que cela pourrait amener.

  • Re-whoa… Bravo, vraiment. Pour la clarté, la synthèse et les nuances. Et la réflexion qu’il suscite. Merci!

  • À la fois étudiante à la maîtrise qualifiante en enseignement des sciences et enseignante au secondaire, je me permet cette réflexion,près de 12 ans après la parution de ce billet. Bien que la littérature viennent appuyer les thèses sur l’efficacité de l’enseignement direct, trop souvent associé et confondu à “l’enseignement traditionnel”, peu de professeurs universitaires en éducation semblent avoir été assez “éveillés” et le paradigme constructiviste règne encore en maître dans les cours dispensés aux futurs enseignants. L’approche par enseignement direct n’est que très rarement mentionnée et ne fait pas partie des approches à mettre de l’avant dans les travaux pratiques. Mon expérience personnelle en tant qu’enseignante donne raison pourtant à cette pédagogie par enseignement direct et je ne peux que qualifier le constructivisme et le socioconstructivisme de prendre toutes les allures d’une posture dogmatique qui domine actuellement le monde de l’éducation. J’espère un réveil prochain qui nous mènera vers une autre réforme pédagogique, celle-ci basée sur les données probantes des recherches scientifiques tant du côté de la psychologie cognitive que de la neuroéducation.

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