Pédagogique

Le concept de « sensemaking »: une clé pour la persévérance aux études?

Depuis un an ou deux, je suis préoccupé de constater par diverses expériences et conversations que plusieurs personnes étudiantes – même finissantes – ne savent pas trop pourquoi elles poursuivent des études universitaires. Oh! Elles en ont bien une idée générale, parfois même une ou des motivations extrinsèques d’étudier. Il me semble pourtant que si on pouvait les accompagner dans la découverte de leurs motivations intrinsèques et profondes, leur persévérance et même la qualité de leur formation en seraient grandement améliorées.

Ma collègue Roxane Meilleur, professionnelle de recherche à l’Accélérateur entrepreneurial Desjardins, a eu l’amabilité de me suggérer la lecture de quelques articles scientifiques à propos du concept de sensemaking (ou élaboration du sens ou construction du sens) au sein des organisations, tel que définit notamment par le psychologue américain Karl Emmanuel Weick.

Bien que cette théorie concerne les organisations, il y est bien question de la façon dont les individus donnent du sens à leurs actions au sein de ces collectivités. Est-ce qu’on pourrait y trouver des manières dont les personnes étudiantes, futures professionnelles et futurs professionnels [donc acteurs organisationnels], pourraient donner du sens à leurs études, voire, éventuellement, à leurs carrières? Est-ce que les universités sont des organisations susceptibles de favoriser l’émergence de ce sens? Comment? Je partage ici ce que j’ai retiré de ces lectures.

*****

En 2005, Weick signe avec ses collègues Sutcliffe et Obstfeld un article où il tente de présenter une version plus mature de sa théorie « more future oriented, more action oriented, more macro, more closely tied to organizing, meshed more boldly with identity, more visible, more behaviorally defined, less sedentary and backward looking, more infused with emotion and with issues of sensegiving and persuasion » (Weick et al., 2005)

Weick et ses collègues considèrent que l’élaboration de sens est rendue nécessaire par une situation de chaos (et on peut penser que c’est souvent ce que vivent les personnes étudiantes, notamment en début de parcours). « …[W]e expect to find explicit efforts at sensemaking whenever the current state of the world is perceived to be different from the expected state of the world… » Ils précisent: « …[I]n every case an expectation of continuity is breached, ongoing organized collective action becomes disorganized, efforts are made to construct a plausible sense of what is happening, and this sense of plausibility normalizes the breach, restores the expectation, and enables projects to continue. »

David Autissier, maître de conférences en gestion, résume le projet ainsi: « Qu’est-ce qui explique, à un moment donné, que la « machine » se bloque de telle manière que l’action devienne impossible ? L’incapacité d’une organisation à expliquer et gérer l’inconnu conduit ses principaux participants [les personnes étudiantes?] à se replier sur eux-mêmes et à envisager leur survie individuelle au détriment de l’intérêt collectif. La gestion de l’inconnu constitue pourtant le meilleur moyen de construire un sens nouveau, d’où émergeront des solutions innovantes. » (Autissier, 2008)

Le sensemaking consisterait à développer une histoire à partir d’observations (noticing) et de cadrage (bracketing) de ces expériences chaotiques. Weick et al. citent Magala (1997) pour qui le sensemaking signifierait « inventing a new meaning (interpretation) for something that has already occurred during the organizing process, but does not yet have a name [emphases dans l’original], has never been recognized as a separate autonomous process, object, event » Les auteurs précisent: « Sensemaking is not about truth and getting it right. Instead, it is about continued redrafting of an emerging story so that it becomes more comprehensive, incorporates more of the observed data, and is more resilient in the face of criticism. » Tel que mentionné plus haut, l’histoire doit surtout être plausible plutôt que précise.

« …The number of possible meanings gets reduced in the organizing process of selection. Here a combination of retrospective attention, mental models, and articulation perform a narrative reduction of the bracketed material and generate a locally plausible story. Though plausible, the story that is selected is also tentative and provisional. It gains further solidity in the organizing process of retention. When a plausible story is retained, it tends to become more substantial because it is related to past experience, connected to significant identities, and used as a source of guidance for further action and interpretation. »

Le sensemaking consisterait également à étiqueter et à catégoriser ces histoires pour stabiliser le flux chaotique de ces nouvelles expériences. Certaines deviendront ainsi « a concern, a bad sign, a mistake, or an opportunity… »

Par ailleurs, l’élaboration du sens comporte une dimension identitaire très forte:

« From the perspective of sensemaking, who we think we are (identity) as organizational actors shapes what we enact and how we interpret, which affects what outsiders think we are (image) and how they treat us, which stabilizes or destabilizes our identity. Who we are lies importantly in the hands of others, which means our categories for sensemaking lie in their hands. If their images of us change, our identities may be destabilized and our receptiveness to new meanings increase. Sensemaking, filtered through issues of identity, is shaped by the recipe “how can I know who we are becoming until I see what they say and do with our actions?” »

Les auteurs ajoutent: « Il est clair que les enjeux du sensemaking sont élevés lorsque des questions d’identité sont en jeu. Lorsque les gens sont confrontés à une différence troublante [entre une carrière idéalisée et la réalité des études?], cette différence se traduit souvent par des questions telles que : qui sommes-nous, que faisons-nous, qu’est-ce qui importe et pourquoi est-ce important ? Ces questions ne sont pas triviales. »

Sept dimensions du sensemaking en rapport avec le pouvoir telles que décrites par Weick et al. nous semblent intéressantes pour le soutien à la persévérance.

  • les relations sociales qui sont encouragées et découragées,
  • les identités qui sont valorisées ou dépréciées,
  • les significations rétrospectives qui sont acceptées ou discréditées,
  • les indices qui sont mis en évidence ou supprimés,
  • les mises à jour qui sont encouragées ou découragées,
  • la norme d’exactitude ou de plausibilité à laquelle les conjectures sont soumises, et
  • l’approbation de l’action proactive ou réactive comme mode d’adaptation privilégié.
[Traduit avec www.DeepL.com/Translator]

Dans ce contexte, il nous apparaît en effet que les membres des personnels de l’institution universitaire (enseignant, professionnel ou administratif) sont en relation de pouvoir face aux personnes étudiantes, mais que de telles relations de pouvoir s’exercent également chez les personnes étudiantes entre elles, chez d’éventuels employeurs envers les personnes étudiantes. De leur côté, les personnes étudiantes manifestent leur propre pouvoir en tant que clientes payant des frais de scolarité à l’institution universitaire et en tant que futures personnes employées, particulièrement en contexte de pénurie de main d’oeuvre.

*****

En 2010, les canadiens Helms Mills, Thurlow et Mills militent quant à eux pour ajouter une composante critique foucauldienne (Foucault, 1979, 1980) au sensemaking, notamment quant aux rapports de pouvoir entre les individus au sein d’organisations. Ils tentent d’opérationnaliser le concept en déterminant dans quels contextes de telles analyses peuvent s’avérer utiles. Pour eux, les situations de chaos peuvent être plus larges que les seules crises organisationnelles:

« Typically, an investigation of sensemaking processes would start from, or at least relate to, an important organizational event. This event might be the arrival of a new chief executive officer (CEO), a merger, layoffs, expansion, or anything that could have disrupted the existing organizational routines. These sensemaking triggers, known as “organizational shocks” (Weick, 1995), create ambiguity in the organization and force individuals to make sense of things differently. We feel that sensemaking provides a useful heuristic to study a range of organizational outcomes. Over time, it has become clear that issues of power, identity, and legitimacy cannot be ignored and that in order to provide a thorough application of sensemaking to these events elements of critical sensemaking that address these issues must be incorporated into the analysis. »

Aux « propriétés » (properties) suivantes du sensemaking de Weick, ils ajoutent de nouveaux éléments:

  • Fondé sur la construction de l’identité: « Our identity is continually being redefined as a result of experiences and contact with others, for example, parents, friends, religion, where we went to school, where we work and what type of job we do all affect how we view certain situations. […] Thus, identity construction is about making sense of the sensemaker. »
  • Rétrospectif: Le sensemaking est un procédé « comparatif » alors que l’on met en relation les événements chaotiques présents inconnus avec des événements passés connus. Par exemple, face à des situations d’échecs, « Individuals construct their understandings of organizational events by shaping and omitting information to bolster their self-esteem and feelings of control. » (Brown et Jones, 1998, cités dans Helms Mills et al., 2010)
  • Basé sur des indices extraits de la situation: « The sensemaking process involves focusing on certain elements, while completely ignoring others, in order to support our interpretation of an event. »
  • Guidé par la plausibilité plutôt que par l’exactitude: Ainsi, « Berry (2001) points out that explanations of organizational behaviour may not be consistent across hierarchical levels within an organization, or among different stakeholder groups, as one action may have a variety of explanations. This reflects a situation where different meanings may emerge as plausible for different groups within an organization in relation to a common action, policy or event. »
  • Actualisé (enactive) dans l’environnement: « Similar to a self-fulfilling prophecy, this property maintains that the environment that has been created by the sensemaker reinforces his or her sense of credibility. […] Sensemaking describes a process of identity construction whereby individuals project their identities into an environment and see it reflected back. »
  • Social: Le processus d’élaboration de sens est dépendant de nos interactions avec les autres. « …[I]n their investigation of sensemaking among politicians during a public scandal, Brown and Jones (2000) suggest that the need for individual members of the British House of Commons to maintain a positive self-image and reputation played a significant role in the creation of meaning around the event. »
  • Toujours en cours (ongoing): Cela peut sembler contradictoire à l’idée que le sensemaking se produit à la suite d’événements organisationnels marquants. Toutefois, « Weick maintains that we are constantly making sense of what is happening around us but that we isolate moments and cues from this continuous sensemaking to make sense of the current situation… »

Puisque que « Individuals do not make sense of their experiences in isolation of their broader environments… », Helms Mills et ses collègues cherchent à comprendre « why some language, social practices, and experiences become meaningful for individuals, and others do not ». À la suite de Foucault et d’autres auteurs, ils font l’hypothèse que « some individuals within an organization may have more influence on meaning than others. Individuals with more power in organizations may also exert more power on the sensemaking of organizational members ».

Aux propriétés précédemment mentionnés, ils ajoutent donc les pratiques discursives empruntées à Foucault, de même que la notion de contexte formatif (formative context, Unger, 1987) comme une « restrictive influence on organizational rules and individual enactment of meaning through the privileging of these dominant assumptions ». Helms Mills et al. expliquent: « Critical sensemaking positions the formative context as a link between dominant social values and individual action. » Ils donnent l’exemple du fait que l’identité de ce qu’est un « bon employé » [bon étudiant?] pourrait être privilégiée au sein d’une organisation particulière par des textes, des règlements, etc. qui en présentent les caractéristiques, mais que cette identité est renforcée par le discours d’autres organisations et de la société en général. Cette perception du bon employé [du bon étudiant?] contextualisera et et influencera la manière dont s’effectuera l’élaboration de sens.

*****

Marlys Christianson et Michelle Barton signent quant à elles en mars 2021 un article intitulé « Sensemaking in the Time of COVID‐19 ». Si l’on cherche une situation récente de chaos qui a amené les individus à questionner leurs environnements institutionnels, la pandémie vient tout de suite à l’esprit. C’est évidemment le cas pour les personnes étudiantes au sein des institutions universitaires.

Elles soulèvent diverses questions qu’amène une crise de l’envergure de la pandémie quant à l’étude du sensemaking. Une telle crise amène une multiplication d’indices et de discours tant officiels qu’« officieux », dure dans le temps ce qui épuise la capacité voire la volonté à construire du sens, suppose que les motivations à construire du sens peuvent varier dans le temps, etc.

  • Comment les gens continuent-ils à donner du sens et à mettre à jour leur compréhension sur de longues périodes de temps ?
  • Qu’est-ce qui détermine l’épuisement ou le rétablissement de l’attention pendant la recherche de sens ?
  • Quel est l’impact des indices multiples sur la quantité et la qualité de l’attention ?
  • Comment et quand la construction du sens est-elle façonnée par d’autres motivations, telles que le besoin de défense psychologique ou de lien social?
  • Comment les gens concilient-ils des informations ou des récits contradictoires ?
  • Quel est l’impact des latences ou des retards sur la perception ?
  • Que se passe-t-il lorsque les gens ne peuvent pas interagir en face à face comme ils en ont l’habitude ?
[Traduit avec www.DeepL.com/Translator]

Il nous semble bien qu’il y ait ici quelques questions qui s’appliquent également à la recherche de sens pendant les études universitaires… Les études s’étalent sur plusieurs années, les personnes étudiantes sont susceptibles d’entendre de multiples discours contradictoires quant à leurs motivations réelles ou souhaitées à faire des études (famille, amis, employeurs, etc.), leurs propres motivations à donner du sens à leurs études doivent varier selon leurs contextes particuliers, contextes qui sont susceptibles de varier dans le temps.

Sources:

« Sensemaking » (en anglais), Wikipedia, dernière modification le 8 avril 2022.

« Sensemaking » (en français), Wikipédia, dernière modification le 19 septembre 2021

Autissier, David, « La théorie du sensemaking », Grands dossiers des Sciences Humaines, no. 12, automne 2008 [accès à l’article complet via le Service des bibliothèques de l’Université de Sherbrooke].

Christianson, Marlys K. et Barton, Michelle A., “Sensemaking in the Time of COVID‐19“. Journal of Management Studies, Mars 2021; 58(2): 572–576.

Helms Mills, J., Thurlow, A. et Mills, A.J. (2010), “Making sense of sensemaking: the critical sensemaking approach“, Qualitative Research in Organizations and Management, Vol. 5 No. 2, pp. 182-195. 

Weick, Karl E., Sutcliffe, Kathleen M. et Obstfeld, David (2005), “Organizing and the Process of Sensemaking“, Organization Science, 16 (4): 409-421.

Tandem
Trouver des pierres précieuses le long du chemin
+ posts

À propos de l'auteur

Jean-Sébastien Dubé

Laisser un commentaire