Suggéré par Éric Chamberland, « Jouer pour apprendre : est-ce bien sérieux ? », un excellent article sur les rapports entre jeu et apprentissage de Vincent Berry de l’Université Paris 13, un auteur qui sera à surveiller sur la question des jeux sérieux.
D’entrée de jeu, il interroge ce qui souvent sert de prémisses à d’autres auteurs (Prensky, Gee, mais aussi Fröbel), soit le lien même fait entre le jeu et l’apprentissage. Il expose de façon convaincante certains paradoxes et certaines difficultés méthodologiques entraînés par cette association.
D’une part, il n’hésite pas à se demander si un jeu rendu utilitaire (une jeu éducatif, par exemple) est bien encore un jeu. Après tout, rappelle-t-il, on a souvent défini le jeu à partir de sa dimension « improductive » ou « frivole » Pour lui, « attribuer une visée éducative au jeu n’est pas sans faire courir le risque de le transformer profondément puisque celui-ci ne vise que sa propre finalité et une certaine gratuité » (p. 4). Par exemple, il évoque le fait que l’on reconnaisse aisément « l’inscription de la forme scolaire dans la structure même du jeu vidéo » dit « ludo-éducatif ». Ainsi, peut-on reconnaître le « découpage de savoirs sous forme d’ateliers didactiques », la « présence d’un personnage qui fait figure de “maître d’école” » et les « scénarisation et séquençage de savoirs scolaires » (maths, grammaire, etc.)
À l’opposé, certains jeux sérieux procéderaient du jeu vers l’apprentissage :
Ce qui semble ainsi caractériser certains jeux sérieux, c’est le positionnement inverse au jeu ludo-éducatif. On part d’un jeu vidéo « fun » pour arriver à un jeu vidéo « éducatif ». Dans cette perspective, les chercheurs ou des concepteurs de jeu inversent la problématique et s’intéressent en conséquence à la façon dont un jeu vidéo non pensé pour l’éducation mais pour le divertissement peut développer des situations d’apprentissage. L’intérêt de ces travaux se porte alors sur la façon dont on peut intégrer les effets éducatifs d’une pratique ludique dans un dispositif didactique. (p.6, mes emphases)
Tout un champ de recherche autour de ce dernier type de jeux chercherait à « saisir ce que, sans intention didactique, “les jeux vidéos ont à nous apprendre de l’apprentissage” (Gee, 2003) » (p.6)
D’autre part, il souligne le fait que la « preuve de l’efficacité d’un dispositif ludique d’apprentissage » reste à faire. D’après lui, aucune étude n’a démontré de façon probante la transférabilité des apprentissages dans la vie réelle, selon une perspective cognitiviste (« passage de connaissances déclaratives à des connaissances procédurales »). Il passe en revue différentes habiletés que, selon la littérature, les jeux vidéos semblent procurer aux joueurs : mémoire, attention visuelle, représentation iconique, compétences visuelles et spatiales (cartes mentales pour se repérer), dextérité manuelle, coordination « main-oeil », anticipation, compétence multitâche, mais aussi « méta-connaissance sur le jeu », « culture du “test en profondeur” », pensée globale (ou hypertexte), travail d’équipe, etc.
Berry met par ailleurs en relief les modes d’éducation informels entourant ces jeux, alors que leurs adeptes créent, bidouillent, expérimentent, réseautent et développent souvent des habiletés techniques ou artistiques en dehors des cadres scolaires. Il ne mentionne pas la puissance motivationnelle de ces jeux et de leurs communautés, mais cette dimension semble implicite à son propos. Il démontre que « [l]es jeux de rôles en ligne peuvent être l’occasion d’une certaine réflexivité, des moments où les joueurs éprouvent parfois leurs façons de penser, de classer et de diviser le monde social, comme une sorte d’expérimentation sociologique (Berry, 2009). » Néanmoins, sa propre recherche sur des joueurs de rôles en ligne (MMORPG) présente autant de cas de transferts que de non-transferts. Ainsi, « [o]n peut être leader d’une communauté virtuelle en manifestant des compétences de “management” et de “chef” et être dans le même temps un employé timide… »
Pour Berry, s’il est difficile de quantifier l’acquisition de connaissances à partir des jeux vidéos, c’est qu’on a tenté de le faire à partir du cadre cognitiviste. Il y oppose une conception qu’il appelle l’apprentissage situé à la suite de psychologues interculturels (notamment Lave, 1988; 1991), soit le « développement et […] l’utilisation de savoirs et de procédures peu théorisés, incorporés et fabriqués par les acteurs dans des pratiques au quotidien » (p.11, mon emphase) Il donne l’exemple de « l’utilisation – par différents groupes sociaux – de procédures cognitives complexes dans des pratiques quotidiennes » (mères de famille faisant les courses, tailleurs, vendeurs de rue, etc.), mais de la difficulté de ces gens « à reproduire ces procédures dans d’autres situations » (p.11). [NDLR : Il y a lieu de se demander si l’on souhaite donner ce type de connaissances en milieux universitaires…].
Face à un discours marketing qui, jouant d’un effet de mode, survalorise les effets des serious games et face à un conservatisme pédagogique qui refuserait toute nouvelle façon d’apprendre, il faut, contre l’un et l’autre, proposer des outils théoriques et conceptuels pour comprendre les relations complexes entre jeu vidéo et apprentissage. Plus on cherche à évaluer et à pédagogiser l’activité ludique, plus le jeu disparait. A l’inverse, plus on laisse l’activité dans sa dimension ludique, moins l’apprentissage est visible. Tout le travail de conception se situe donc dans cet entre-deux complexe. (p.11, mes emphases)
Il conclut en affirmant que « [p]enser l’apprentissage dans le jeu vidéo (maisdans le jeu en général), c’est peut-être sortir d’un cadre théorique qui conçoit strictement l’apprentissage sur le modèle de l’acquisition, du transfert et de l’évaluation au profit d’une analyse en terme d’expériences et de participations. » (p.11, mon emphase)
Source :
Berry, Vincent, « Jouer pour apprendre : est-ce bien sérieux ? Réflexions théoriques sur les relations entre jeux et apprentissage », Revue canadienne de l’apprentissage et de la technologie, no.37 (2), Été 2011, 14 p.