Une dépêche de Thot Cursus m’a permis de découvrir un article d’Actualités UQAM datant de 2018 qui relate les travaux de la doctorante Nina Duque. Je suis d’autant déçu de l’avoir manqué qu’elle semble avoir eu une certaine résonance médiatique à ce moment-là (entrevues télé, radio, presse généraliste). De fil en aiguille, j’ai été à même de consulter un article scientifique rédigé avec ses codirectrices de thèse, les professeures Florence Millerand et Christine Thoër, du Département de communication sociale et publique, dans le cadre du projet “Jeunes et visionnement connecté” qui vise à “comprendre comment le visionnement en ligne transforme le rapport des jeunes aux contenus audiovisuels de divertissement”.
Mme Duque s’intéresse plus particulièrement aux habitudes de visionnement des adolescents de 12 à 15 pour leurs loisirs. Elle est probablement la mieux placée pour nous aider à comprendre l’univers culturel dans lequel ont baigné et baignent encore nos étudiants. Cela me semble fort utile pour comprendre leur mode de pensée et voir comment notre enseignement peut mieux les rejoindre. Voici, en rafale, quelques unes de leurs habitudes [nos emphases en gras].
- [L]e mur séparant autrefois le réel du virtuel n’existe plus […]: « Les jeunes sont en ligne et dans la vraie vie en même temps. Ils mêlent les deux ». (Nina Duque, citée dans Lepage, 2019)
- Pour eux, les mondes réel et virtuel sont imbriqués l’un dans l’autre. (Gauvreau, 2018)
- «Leur plateforme préférée est YouTube, loin devant Netflix et les autres sites de télévision, dont Tou.tv, souligne Nina Duque. Nés après l’an 2000, ces jeunes font partie de la première génération d’adolescents qui n’ont pas connu le monde d’avant YouTube, qui ont grandi avec les médias numériques.» (Gauvreau, 2018)
- “YouTube est un carrefour de contenus, une sorte de guichet unique, note la doctorante. «Pour les jeunes, la plateforme remplit la même fonction de divertissement que celle exercée par la télévision traditionnelle.» Mais, contrairement au petit écran, les jeunes peuvent regarder sur YouTube des contenus qui leur ressemblent où et quand ils le veulent, à leur rythme et de manière individuelle, sur l’ordinateur, la tablette ou leur téléphone. «YouTube satisfait toutes leurs curiosités, dit Nina Duque. Nul besoin de fouiller ailleurs, sur Facebook ou Google.»
- “L’observation des pratiques individuelles montre qu’ils se construisent des grilles de programmation personnalisées, à la fois en termes de contenu, de temps et de durée de visionnement, essentiellement en fonction de leurs goûts, de leurs horaires et de leur quotidien.” (Millerand et al., 2018)
- “Les plus jeunes (12-15 ans) ont tendance à préférer les formats courts et ils sont plus nombreux à visionner des vidéos drôles (71 %) et des vidéos de youtubeurs (68 %). Le format court des vidéos a pour avantage d’être plus facile à insérer entre deux activités, à la différence d’une série ou d’un film.
- Plus ils vieillissent, plus les jeunes tendent à écouter des contenus de plus longue durée. Les 16-18 ans regardent surtout des films (64 %), des vidéos drôles (63 %) et de youtubeurs (58 %) de même que des séries (59 %).
- Quant aux 19-25 ans, significativement plus nombreux que les 12-18 ans à regarder les formats longs, ce sont les films et les séries qu’ils visionnent le plus souvent (respectivement 72 % et 68 %)” (Millerand et al., 2018).
- “La moitié du contenu que les jeunes regardent sur Youtube provient des sites de ceux que l’on appelle les «youtubeurs». Ces jeunes dans la vingtaine produisent eux-mêmes leurs vidéos et abordent des sujets et des situations dans lesquels les ados et pré-ados se reconnaissent. Les plus populaires ont des dizaines de millions d’abonnés. […] Quand j’ai demandé aux jeunes que j’ai rencontrés ce qu’ils rêvaient de devenir un jour, la plupart répondaient un youtubeur, pas une rock star. Ce sont les nouveaux influenceurs.»
- “Dans leurs vidéos, les youtubeurs parlent au «je» et mettent en scène leur vie quotidienne, parfois de la manière la plus triviale qui soit. «Leur univers se rapproche de celui de la téléréalité ou du journal intime, souligne Nina Duque. Les jeunes ont le sentiment que les youtubeurs leur parlent directement, en utilisant leur langage. Ils les perçoivent comme des êtres plus accessibles et authentiques que les vedettes de cinéma, de la télé ou de la scène musicale. Ils commentent leurs vidéos et leur écrivent. Parfois, les youtubeurs leur répondent ou tiennent compte de leurs suggestions.»” (Gauvreau, 2018)
- “Au moment de l’enquête, le youtubeur français Cyprien arrivait en tête de liste chez l’ensemble des jeunes. L’on trouvait également le youtubeur Squeezie (parmi les 12-15 ans et les 16-18 ans), PewDiePie (parmi les 19-25 ans), Emma Verde (parmi les 12-15 ans), Norman fait des vidéos (parmi les 12-15 ans et les 19-25 ans), et PL Cloutier (parmi les 16-18 ans)” (Millerand et al., 2018) [NDLR: Vérification faite auprès de mes adolescents de 15 et 13 ans – ils les connaissaient tous, même s’ils ne les appréciaient pas nécessairement tous.]
- “[A]ux côtés de ceux que tout le monde regarde, chacun visionne toutes sortes d’autres contenus (films visionnés en streaming, vidéos YouTube variés (clips vidéo, vidéos humoristiques, critiques de jeux, etc.), émissions de cuisine ou talkshow en ligne, web-série, minisérie, etc). Les formats et les genres se mélangent et les jeunes ont souvent du mal à les identifier et à les regrouper dans de grandes catégories. Certaines vidéos populaires sont connues au sein d’une même tranche d’âge ou d’un groupe d’amis, mais les pratiques révèlent une hyper-personnalisation de la consommation.
- “Les pairs constituent la première source d’information sur les contenus visionnés en ligne. Plus de la moitié des jeunes (57 %) trouve un contenu à visionner suite à des suggestions d’amis à l’occasion de conversations en personne, ou en ligne via les réseaux sociaux comme Facebook pour 41 % d’entre eux.”
- “Néanmoins, les jeunes choisissent les contenus qu’ils regardent surtout via les systèmes de recommandation des plateformes (YouTube et Netflix notamment) qui constituent la deuxième source d’information la plus importante après les amis (42 % trouvent du contenu directement sur ce type de plateforme et 29 % par des recherches sur le Web, avec Google par exemple). […] Enfin, les youtubeurs constituent une autre source importante de suggestions de contenus, supérieure à celle des réseaux familiaux (24 % des jeunes trouvent des contenus grâce à eux). L’importance de la place des youtubeurs, qui passent après les amis et les systèmes de recommandation, mais avant les réseaux familiaux, incite à élargir les contours de l’influence des réseaux de pairs dans les pratiques des jeunes.” (Millerand et al., 2018)
- “Plus important encore, la plateforme [YouTube] est un espace de socialisation, d’exploration identitaire et de découverte de soi, affirme la doctorante. «Pour se rencontrer et chiller, les jeunes de ma génération traînaient dans les parcs, dans les cours d’école et dans les centres d’achat. Aujourd’hui, ils flânent sur YouTube.» Bien que solitaires, leurs pratiques de visionnement font l’objet de conversations. «Ils partagent des contenus, les commentent en ligne, adhèrent à des groupes autour d’intérêts communs et se font même des amis, observe Nina Duque…»” (Gauvreau, 2018)
- “Les vidéos visionnées sur YouTube sont particulièrement propices aux échanges, suscitant des occasions de rire ensemble ou d’évoquer une passion commune. De manière générale, les sujets de conversation tournent autour d’intérêts communs, par exemple autour de personnages. […] Ainsi, parler de la série, c’est aussi une manière d’entretenir un lien, notamment chez les jeunes qui ne vivent pas ou plus dans le même foyer.” (Millerand et al., 2018)
- “Chez l’ensemble des jeunes concernés, les limites imposées par les parents portent surtout sur les durées et moments de visionnement, mais plus rarement sur la nature des contenus visionnés, un aspect qui semble constituer un angle mort de l’encadrement parental.”(Millerand et al., 2018)
- «Il y a des zones grises, reconnaît la doctorante. Il est important que les parents s’intéressent à ce que regardent leurs ados. L’école a aussi un rôle à jouer. L’éducation aux médias est nécessaire afin d’apprendre aux jeunes à naviguer sur les plateformes web et à adopter une distance critique.» (Gauvreau, 2018)
Sans aller jusqu’à adapter tous les contenus d’enseignement à la manière de faire des “youtubeurs” et à l’organisation de l’information sur YouTube, il peut être utile d’avoir en tête qu’il s’agit d’un produit culturel majeur dans la représentation du monde que se font nos étudiantes et nos étudiants, un peu comme la télé ou les livres l’ont été en d’autres temps.
Sources:
“YouTube, la télé des jeunes“, Thot Cursus, 19 mai 2019
Gauvreau, Claude, “Chiller sur YouTube“, UQAM Nouvelles, 4 septembre 2018
Lepage, Guillaume, “Une décennie de misère et de splendeur sur les réseaux sociaux“, Le Devoir, 28 décembre 2019
Millerand, Florence, Christine Thoër, Nina Duque et Joseph Josy Lévy, “Le « divertissement connecté » au sein du foyer : une enquête auprès des jeunes Québécois“, Enfances, familles, générations, no. 31, 2018 [mise en ligne: 27 juin 2019]