Pédagogique Tendances sociétales

Parlerez-vous “neutre” dans votre classe cette année?

L’International Society for Exploring Teaching and Learning (ISETL) relayait hier un article initialement publié par Teen Vogue à propos du langage neutre à utiliser pour faciliter l’intégration des personnes non binaires, i.e. qui ne s’identifient pas à l’un des deux genres. L’article du Teen Vogue fait état de plusieurs expressions et mots à privilégier dans la langue anglaise. J’ai tenté de voir ce qu’il en était chez nous, en français, et dans nos établissements.

Le français pose un défi supplémentaire dans la mesure où tout est soit féminin, soit masculin comme le relatait Geneviève Proulx dans un article paru sur Radio-Canada en 2015. Depuis quelques années, la communauté trans fait des propositions quant à l’utilisation de nouveaux pronoms et mots dégenrés (ex.: ille au lieu de il ou elle par exemple) ou de nouvelles règles d’accords non genrées (ex.: de nombreuxes étudiant·e·s, un·e contributeurice informé·e, • iel est heureuxe et motivé·e).  En avril dernier, «plusieurs doctorant-e-s de différents départements de l’UQAM» ont écrit un «Petit guide des enjeux LGBTQIA+ à l’Université» , à l’intention des professeur.e.s et chargé.e.s de cours à l’UQAM. Ce guide a été distribué dans le pigeonnier de plusieurs membres du personnel enseignant et a fait l’objet d’une certaine couverture médiatique.

L’impact du langage et des pratiques enseignantes sur la communauté LGBTQIA+

Au-delà des propositions de néologismes, dont l’usage demandera un certain entraînement et pour lesquelles les linguistes émettent plusieurs réserves, le guide prend une posture critique fondamentale en affirmant que « de nombreuses pratiques professionnelles, telles qu’enseignées à l’université, peuvent être nuisibles pour les personnes LGBTQIA+».

Le français est une langue intrinsèquement genrée de manière binaire (masculin, féminin). Le genre neutre demeure manifeste dans plusieurs autres langues d’héritage latin et/ou germanique (l’anglais et l’allemand, par exemple), et se voit même de plus en plus réintégré à la pratique de la langue écrite et orale (avec le they singulier en anglais, par exemple). Officiellement, la fonction du neutre en français reste à ce jour grammaticalement incluse dans le genre masculin, qui fait office de « genre universel ». Ceci pose un problème à la fois théorique et pratique, puisqu’au niveau social, le genre masculin s’est historiquement positionné comme le « premier » genre et le signifiant d’une classe d’individus et d’attitudes dominantes dans nos sociétés occidentales modernes. Comment espérer rendre compte, à travers le discours oral et écrit, de la présence de personnes aux subjectivités et expressions de genre variées, alors même que la langue française efface ces différences en les rapportant toutes au genre masculin?

Neutraliser nos usages de la langue française orale et écrite fait donc partie, depuis les dernières décennies, d’un effort pour intégrer des subjectivités et des réalités vécues multiples dans les discours s’adressant à un public large. D’autre part, dans le cadre d’usages particuliers et de discours se référant à des personnes non binaires dans le genre, neutraliser la langue permet de manifester son respect et d’inclure toutes les personnes présentes, quel que soit leur genre. Cette pratique concerne le corps professoral et les chargé·e·s de cours au premier chef, puisque ces personnes sont en contact avec de nombreux individus dans le cadre d’une relation asymétrique d’apprentissage. Il est aussi important que les étudiant·e·s d’aujourd’hui et les futur·e·s professionnel·le·s s’habituent à cette pratique qui, loin de nuire à la langue française ou à la communication, ne fait qu’améliorer les rapports sociaux et les représentations véhiculées par la langue. (Petit guide des enjeux LGBTQIA+, p, 10)

Pour Gabrielle Bouchard, du Centre de lutte contre l’oppression des genres de l’Université Concordia, la détresse quant à l’utilisation d’un pronom genré est bien réelle pour les personnes non binaires : « Près de la moitié des personnes trans vont tenter de se suicider. De 70 % à 80 % ont ou ont eu des pensées suicidaires. Ce n’est pas dû à leur identité, mais bien aux barrières auxquelles elles font face » (Proulx, 2015). Plus près de chez nous, Séré Beauchesne Lévesque qui a rédigé un “Guide de survie pour personnes trans arrivant à l’UdeS“, paru dans Le Collectif, témoigne de l’immense stress lié à son arrivée à l’UdeS, “en raison notamment d’un nom sur les listes de classe qui ne correspondait pas à celui qu’iel utilise depuis des années, ainsi qu’à des toilettes non genrées pratiquement impossibles à trouver.” Dominic Tardif a aussi fait un portrait de cette personne qui a été pionnier.e dans sa démarche d’intégration et de reconnaissance à l’UdeS.

Outre le langage, les interventions binaires ont non seulement un impact sur la communauté trans mais aussi sur les personnes qui souhaitent rompre avec cette façon binaire de communiquer. Le moment où le français s’accordera au neutre semble encore bien loin. Guy Bertrand, premier linguiste à Radio-Canada estime que « Sur le plan strictement social, c’est absolument possible [l’introduction d’un pronom neutre dans la langue française]. C’est absolument souhaitable pour le respect de ces gens d’avoir un “genre neutre”. Sur le plan linguistique, c’est absurde parce qu’on ne peut pas décider, un moment donné, de changer la langue pour inclure un nouveau genre. Ça ne s’est jamais fait. » En fait, c’est à l’usage que la langue évolue.

Que font les institutions pour accompagner leurs membres s’identifiant à la communauté LGBTQIA+?

Les médias rapportaient en mai dernier que l’Université Laval se tourne vers le «français neutre». En fait, c’est plutôt la rédaction épicène dont il est question selon les propos de la lexicographe Marie-Éva de Villers. La rédaction épicène est utilisée depuis au moins deux décennies au Québec et n’est pas non plus neutre ou asexuée.

Dans plusieurs établissements, des toilettes non genrées ont été rendues accessibles. Dans plusieurs cas, il s’agit essentiellement de conversion de l’affichage. À l’UdeS, un groupe de travail a été mis sur pied afin d’analyser plus à fond les besoins des personnes transgenres et non binaires. On imagine que des changements suivront d’éventuelles recommandations de ce groupe de travail. Pour l’instant, les membres de la communauté LGBTQIA+ qui souhaitent bien réussir leur rentrée peuvent se référer au Groupe d’action trans de l’UdeS, un regroupement étudiant qui consacre une page “Info trans UdeS” indiquant les façons de faire changer le nom sur sa carte étudiante, par exemple, ou donnant la liste des quelque 50 toilettes et douches non genrées sur les campus, entre autres.

Du binaire à la diversité… 

L’écriture de cet article m’a révélé mes propres automatismes: j’avais d’abord intitulé cet article “parlerez-vous neutre à vos étudiantes et étudiants cette année?” Un effort conscient a donc été fait pour “non genrer” ce texte et être inclusive. La semaine des intégrations se termine. Maintenant, c’est en classe, dans les couloirs, entre collègues, que je nous convie à expérimenter des pratiques et modes de communication plus inclusifs et poursuivre l’intégration de tous les membres de la communauté universitaire.

Sources:

N.d. (plusieurs doctorant·e·s de différents départements de l’UQAM) 2017. Petit guide des enjeux LGBTQIA+ à l’attention des professeur.e.s et chargé.e.s de cours à l’UQAM.

Beauchesne Lévesque, S. 2017. Guide de survie pour personnes trans arrivant à l’UdeS. Le collectif. 30 août 2017.

Dion-Vine. D. 2018. L’Université Laval se tourne vers le “français neutre”. TVA Nouvelles. 3 mai.

Nouvelles UdeS. 2018. L’UdeS salue les initiatives en appui à la diversité sexuelle et de genre. 17 mai.

Ortiz, L. 2018. How to Use Gender Neutral Words. TeenVogue, 27 août.

Proulx, G. 2015. Un français plus neutre: utopie? Radio-Canada. 3 décembre 2015.

Tardif, D. 2016. Iel s’appelle Séré. La Tribune. 27 décembre.

Teisceira-Lessard, P. 2018. Un groupe propose aux profs de l’UQAM d’adopter un «français dégenré». La presse. 17 avril 2018.

Teisceira-Lessard, P. 2018. UQAM: les militants pour un français dégenré font fi des critiques.

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Véronique Bisaillon

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