Je suis les travaux de Henry Jenkins depuis ma maîtrise à Concordia entre 1993 et 1997 où l’un de ses livres est devenu central à la rédaction de mon mémoire sur les jeux de rôles et où j’avais eu la chance de le voir en conférence. Depuis quelques temps, j’ai été ramené vers lui via son fil Twitter parce qu’il s’intéresse à la tendance hollywoodienne de faire ce qu’il est maintenant convenu d’appeler (même en français) du « storytelling transmédia » (ou STTM dans le jargon Internet). L’INIS (Institut national de l’image et du son) où avait récemment lieu une formation sur ce sujet, définit ainsi la bête:
« On définit le Storytelling Transmédia comme un processus de transmission d’un message, d’un sujet ou d’un scénario, à un public de masse en utilisant plusieurs plateformes et en comptant, entre autres choses, sur la participation et l’interaction du public. Chaque déclinaison de l’histoire est unique, mais c’est en s’appuyant sur les forces et les spécificités de chacun des médias, que l’ensemble gagne en originalité, en pertinence et en rentabilité. »
Le Lien multimédia, partenaire de cette formation, a d’ailleurs consacré plusieurs articles à sa couverture.
Comme l’affirme Jenkins, le transmédia, c’est un peu l’inverse du multimédia où tous les médias se retrouvent sur une même plateforme. En transmédia, on multiplie les plateformes et la richesse narrative du « message » se découvre par les participants un peu à la manière d’une chasse au trésor. Pour en savoir davantage, voir un billet de Jenkins en mars 2007 intitulé « Transmedia Storytelling 101 ».
Là où tout cela devient intéressant pour le SSF et les enseignants de l’Université de Sherbrooke, c’est que Jenkins publie aujourd’hui sur son blogue un billet sur la façon dont on pourrait exploiter les principes de base du STTM en classe : http://henryjenkins.org/2010/06/transmedia_education_the_7_pri.html. Disons que j’y vois certainement une avenue de veille intéressante pour nous… Il m’apparaît qu’il y a des liens assez fructueux à faire entre ce concept et la notion de scénarisation pédagogique à laquelle la Revue internationale de pédagogique universitaire consacrait un numéro en 2007.
Commentaire totalement non pédagogique, mais les frère Wachowski, auteurs de la trilogie The Matrix, ont beaucoup exploité le transmedia pour compléter les films. Par exemple, ils ont conçu au moins un (peut-être 2) jeu vidéo dont l’histoire se déroule en même temps que l’histoire des films sans la répéter, pour enrichir la compréhension des événements et compléter le récit des films. Ils ont aussi eu des sites web riches et un dernier jeu en ligne massivement multi-joueurs qui poursuit l’Histoire au-delà du 3ème et dernier film.
En termes de pédagogie, je viens juste de me procurer un livre qui pourrait apporter des éléments de réponse à la question de savoir si le transmedia est mieux ou non que les formules plus traditionnelles et si oui, dans quelles conditions. Efficiency in Learning : evidence-based guidelines to manage cognitive load. De Clark, Nguyen et Sweller (un de mes héros intellectuels personnels, pour sa théorie de la charge cognitive). Ce sera le sujet d’une future dépêche.
Effectivement Éric, l’univers de The Matrix est souvent cité comme un exemple « classique » de transmédia. Merci de le mentionner, ça clarifie une notion plutôt abstraite.
Mais ce n’est plus le seul exemple, bien qu’il reste probablement le plus connu. L’entrée Wikipedia anglophone pour l’expression « Transmedia Storytelling » cite Journey of Jin (web, comics, attractions physiques), Batman Begins (comics pour préparer au film), Sorority Forever (websérie avec interaction dans les médias sociaux), Battlestar Galactica (où des webpisodes ont été diffusé entre les saisons pour approfondir l’histoire). Les ARG (alternate reality games) que j’ai déjà évoqués sur L’éveilleur peuvent aussi en faire partie.
L’auteur de l’entrée écrit: « Unlike properties like Star Wars, He-Man, and Teenage Mutant Ninja Turtles, which lend themselves to transmedia, JOJ [Journey of Jin] was created with the intention of being a transmedia universe, and not proliferated into other media formats for simply for merchandising purposes but for enriching the storytelling ». Donc c’est cette « intention », la volonté initiale dès la création de déployer la fiction dans plusieurs médias, qui semble un indicateur pour déterminer si l’on est en présence de cette forme d’écriture. Il évoque à plusieurs reprises les « multiples points d’entrée » qui permettent d’accéder à l’oeuvre et son caractère invasif « that permeates fully an audience lifestyle ». Ce sont des facteurs à considérer lorsque l’on envisage d’utiliser ce modèle en pédagogie…
Par ailleurs, l’entrée explique davantage l’origine du phénomène:
Bien hâte de lire ton commentaire sur Efficiency in Learning.
Un autre article d’Henry Jenkins daté de janvier 2003 (dans le Technology Review du MIT) s’avère fort instructif sur la mécanique de la « mise en récit » transmédia:
Et peut-être le message le plus important pour une utilisation du transmédia en formation:
Par ailleurs, Jenkins donne d’autres exemples de franchises transmédia: Il a déjà mentionné les Pokémons… « By design, Pokemon unfolds across games, television programs, films, and books, with no media privileged over any other. » Mais il évoque aussi Indiana Jones (des films à la télé), l’univers Buffy the Vampire Slayer et les films de Kevin Smith (qui se poursuivent en bandes dessinés dans le futur, mais aussi dans le passé – ce que l’on appelle desprequels), Dawson’s Creek (dont on pouvait découvrir les journaux intimes des personnages sur le Web).
J’ai pris le temps de lire l’article au complet et il me reste une question plutôt dure : la grille d’analyse du transmédia apporte-t-elle quelque chose de nouveau à l’éducation?
PLusieurs auteurs de différents horizons ont commencé à prôner l’ajout d’éléments de storytelling à l’enseignement et aux présentations de façon à susciter et à soutenir l’intérêt et la réflexion sur les contenus (Tufte, Garr Reynolds, Daniel T. Willingham, Cliff Atkinson, etc). Quand le sujet s’y prête (et plus de sujets s’y prêtent que ce qui paraît à première vue), les bénéfices seraient au rendez-vous.
Vers la fin de l’article, quand Jenkins dissèque comment on peut appliquer chaque principe du transmedia à l’éducation, il a plusieurs illustrations intéressantes (ex. principe de continuité vs multiplicité : simuler des déroulements alternatifs d’événements historiques avec le jeu Civilisation pour enseigner la logique historique plutôt que seulement les faits), mais elles me semblent plutôt autoportantes, peu intégrées. Est-ce que je fais du transmédia si je n’ajoute que l’élément de multiplicité? Si ce qu’on nomme ici multiplicité a déjà été proposé avant sous d’autres formes, quelle est la contribution propre au transmedia?
Globalement, ces principes ne semblent être une façon différente d’inciter les enseignants à multiplier les activités d’apprentissage actif et/ou en profondeur telles que des simulations, des exercices, et dans des contextes variés. C’est un but louable, mais a-t-on besoin d’un nouveau buzzword pour dire aux profs de varier leurs activités d’apprentissage? Connaissant la demi-vie habituelle des buzzwords, on serait tenté de dire non, mais parfois c’est ce qu’il faut pour sensibiliser un groupe à certains enjeux. Je suis donc partagé.
Deuxième question difficile : advenant qu’il y ait vraiment quelque chose d’original dans le concept global « l’édu-transmédia », est-ce assez mijoté pour être prêt à servir?
Ex.1 Quand Jenkins cite Gardner et ses adeptes sur les intelligences multiples et les styles d’apprentissages, mes lectures récentes en sciences cognitives le contredisent : il semble qu’en bout de ligne, les styles d’apprentissage n’ont jamais été clairement démontrés expérimentalement. Là où on pense que l’effet est dû à la multiplicité des moyens de communication ou à l’existence de styles d’apprentissages, l’effet s’explique habituellement plus simplement par d’autres phénomènes.
Ex.2 p/r à cette question. J’avance rapidement dans mon livre Efficiency in learning : evidence-based guidelines to manage cognitive load. Les principes énoncé dans le livre vont plutôt à l’encontre du transmédia quand on cherche l’apprentissage. On y prône plutôt l’intégration maximale des contenus (tout comme le fait Tufte) de manière à mobiliser les ressources cognitives sur le contenu plutôt que de diviser l’attention entre différents médias (je résume de façon cruellement réductrice, mais bon…). Si la conception pédagogique est telle que chaque activité se fait dans un seul média, mais que plusieurs activités ont lieu dans des environnements différents, ça va. Là où le bât blesse, c’est quand une même activité se déroule dans plusieurs médias à mobiliser en alternance ou en multi-tâche. Le multimédia (s’il est bien fait) aurait plus de bénéfices pour l’apprentissage en évitant de diviser l’attention et de séparer le contenu selon son type (Tufte dit à peu près la même chose : do not segregate content by mode of production). Promener l’étudiant d’un support à l’autre gaspille de précieuses ressources cognitives sur l’environnement plutôt que sur le contenu.
Remarque que tout dépend de quels types d’apprentissages on vise. Pour apprendre quelque chose qui est intrinsèquement proche de la narration d’un récit, comme l’apprentissage de l’histoire, peut-être que le transmedia est effectivement une belle option.
Pour le développement de compétences informationnelles, peut-être que le transmedia a une place, dans la mesure où le fait même de naviguer entre de multiples sources et formats, d’en évaluer les forces et faiblesse relatives et d’en juger la valeur fait partie de ce qui est attendu comme apprentissage. Jenkins l’évoque dans son article.
Wow, quelle discussion animée! L’Éveilleur, ça marche!