Bon, le temps est venu de présenter davantage Jane McGonigal, puisqu’elle semble être devenue incontournable. J’ai résisté jusqu’ici à l’inclure dans mes références parce que je la percevais comme une gouroute dont le message n’avait que peu de substance. Il semble toutefois qu’il y ait un véritable engouement pour ses idées. Par ailleurs, elle nous intéresse aussi parce qu’elle utilise parfois les jeux dans un but de prospective… [J’y reviendrai dans un billet subséquent.]
Titulaire d’un doctorat en Performance Studies de Berkeley, cette conceptrice se spécialise dans les jeux en « réalité alternée » (Alternate Reality Games ou ARGs), notamment ceux dont les scénarios amènent les joueurs à résoudre des problèmes réels: EVOKE, Superstruct, World Without Oil, Cruel 2 B Kind, The Lost Ring, etc. Elle a travaillé pour des organisations comme l’American Heart Association, le Comité olympique international, l’Institut de la Banque mondiale et la New York Public Library, ainsi que pour des compagnies comme Intel, Nike, Disney, McDonalds, Accenture, Microsoft et Nintendo. Elle a gagné de nombreux prix et été souvent citée comme une « innovatrice à surveiller » par des publications comme Business Week, New York Times, MIT Technology Review, etc. Avant de se joindre à l’Institute for the Future (un think tank prospectiviste), elle a enseigné le développement de jeux et la théorie des jeux à Berkeley et au San Francisco Art Institute.
Jolie, bien articulée, très consciente de son image de rare joueuse oeuvrant dans un univers de pointe essentiellement masculin, elle a bien développé sa « marque personnelle » (personal branding). À preuve, elle décline ses idées à coup de slogans provocateurs, comme son souhait que l’humanité atteigne « 21 milliards d’heures de jeu en ligne par semaine d’ici 2020 », que « les jeux vidéos peuvent sauver l’humanité » ou son désir de voir un créateur de jeux vidéos gagner le Nobel. Mon premier contact avec Jane McGonigal a d’ailleurs été Gaming can Make a Better World sa conférence TED (durée: 20 min 04) du 17 mars 2010 où elle annonce un certain nombre de ses idées fondatrices [assez bien résumées ici]. Je n’ai pas lu son récent livre Reality is Broken : Why Games Make Us Better and How They Can Change the World (une critique intéressante du livre par Ian Bogost, un autre designer de jeux, peut-être lue ici), mais je me promets bien de le faire maintenant.
Dans un article de Charles Prémont dans le Lien Multimédia du 14 mars 2011, on rapporte sa position par rapport à la tendance à la « gamification » et les bases sur lesquelles elle entend développer de nouveaux jeux :
…[L]e jeu existe pour nous aider à franchir des obstacles et de nouvelles étapes dans nos vies, que ce soit au travail ou ailleurs. « Nous jouons à des jeux depuis des milliers d’années, mais nous avons pourtant cette perception malsaine que les jeux sont une perte de temps. Et s’ils étaient plutôt des outils qui nous préparent à la vie ? Pour moi, les jeux sont des obstacles inutiles que nous choisissons de relever volontairement. Jouer un jeu, c’est du gros travail. »
Selon elle, il est maintenant le temps de remplacer le terme « gamification » par celui de « gameful ». Plutôt que de chercher à transformer un travail en une série de statistiques, mieux vaut trouver l’esprit du joueur dans la tâche. « Les joueurs sont optimistes, enjoués, motivés et toujours prêts à relever un nouveau défi. Un design de jeu “gameful” permet au joueur de trouver ses propres forces afin qu’ils atteignent plus facilement ce qu’ils veulent vraiment dans leur vie. »
Pour créer des environnements ludiques, Jane McGonnigal base son design de jeu sur les travaux du psychologue Martin E.P. Seligman et de son plus récent livre, Flourish, dans lequel il décline les quatre principales conditions de la recherche du bonheur (les émotions positives, les relations sociales, le sens de nos actions et le sentiment d’accomplissement). Elle les couple alors avec des principes de jeux, la productivité joyeuse (blissful productivity), le tissu social (social fabric), l’optimisme urgent (urgent optimism) et le sens grandiose (epic meaning), pour obtenir un jeu dont l’objectif est de créer plus de bonheur.
« En fait, dit-elle, toutes ces catégories permettent d’offrir au joueur une opportunité de prendre le contrôle. L’optimisme urgent est créé lorsque le joueur se trouve un but qui provoque sa curiosité, la productivité joyeuse lorsque l’on développe une nouvelle compétence, un petit quelque chose qui nous rend beaucoup plus efficaces au bout du compte, le tissu social permet aux joueurs d’aider les autres et le sens grandiose donne aux défis une échelle importante. »
Pour elle, ces jeux peuvent transformer des vies pour le mieux. « Créer l’enjouement, c’est un peu comme créer des araignées radioactives. Ils sont là pour aider les gens à trouver quels sont leurs “super pouvoirs” et parvenir à passer par-dessus des obstacles qui leur semblaient impossibles à franchir auparavant. »
À la toute fin de la page de son site personnelle où expose les jeux qu’elle a contribué à créer, elle admet que sa philosophie personnelle emprunte beaucoup au boudhisme.
Mais ce jovialisme ludique ne sied pas à tout le monde…
Dans le dernier numéro de L’actualité (10 avril), Jean-François Lisée signe un billet intitulé « Et si on jouait tout le temps? » Son scepticisme répond au très grand enthousiasme des McGonigal et consors. À ceux-ci qui croient que l’on peut « harnacher les compétences développées dans le jeu au profit de problèmes bien réels », il rétorque…
Mais au-delà de leur prise de conscience, on ne voit pas très bien comment le jeu lui-même est, comme le dit McGonigal « essentiel pour la survie de la planète ». Ni comment une portion significative du bientôt milliard et demi de joueurs pourront être convaincus d’arrêter de tirer des missiles sur des ennemis virtuels pour sortir plutôt planter des brocolis sur les toits.
Plus loin, devant ceux qui croient que les jeux vont intéresser les garçons à l’école (comme les concepteurs de l’école Quest to Learn), il reste de glace…
Les enseignants/concepteurs ont introduit dans les jeux éducatifs les pièges, surprises et récompenses habituels dans ce monde virtuel. Par exemple : l’élève qui maîtrise bien l’usage du microscope pourra lire des messages cachés dans des bouillons de culture… Amusant, mais je reste sceptique.
Cependant, Lisée ne précise pas vraiment le fondement de ses réserves. De même, les commentaires en réponse à Lisée montrent bien que l’opinion publique québécoise est très partagée dès qu’il est question d’utiliser les jeux pour de l’apprentissage et ce, sans que les prémisses des positions soient toujours bien articulées. Si jamais l’on souhaite inclure de tels jeux dans le curriculum universitaire, il apparaît important de tenir compte des réactions épidermiques que la seule mise en rapport jeux/éduction semble entraîner… Enfin, le billet de Lisée comme les articles (et ici) de Nathalie Collard dont j’ai parlé récemment montrent bien que le Québec prend peu à peu conscience de la tendance ludique en éducation.