À l’émission Plus on est de fous plus on lit, animée par Marie-Louise Arsenault, une discussion fort inspirante entre Catherine Mavrikakis, auteure et professeure de littérature à l’Université de Montréal et Yolande Cohen, professeure d’histoire à l’UQAM, autour du thème “À quoi servent les professeurs d’universités?” (environ 19 min 14) et de ce “métier en pleine adaptation” (dixit l’animatrice).
Outre la rentrée 2020 rendue un peu particulière en contexte de pandémie, le prétexte de la discussion est la parution au début d’août 2020 de l’essai J’enseigne depuis toujours, dialogues, Eftihia Mihelakis, Catherine Mavrikakis, Jérémie McEwen et Josianne Poirier chez Nota bene.
[Résumé de l’éditeur : Eftihia Mihelakis voulait discuter d’enseignement sans se parer de concepts vides. Avec Catherine Mavrikakis, Jérémie McEwen et Josianne Poirier, elle propose ici une réflexion nouvelle sur le Québec, issue des points de vue incarnés dans les milieux universitaire et collégial, avec un regard décloisonné et résolument tourné vers l’avenir.]Lors de l’entrevue à Radio-Canada, les deux universitaires (Mavrikakis et Cohen) répondent de manière très candide aux questions de l’animatrice (Arsenault) sur l’origine de leur désir d’enseigner, mais aussi sur les rapports qu’elles entretiennent avec leurs étudiantes et leurs étudiants, ainsi que ceux qu’elles ont entretenu avec leurs propres enseignants.
À propos d’enseigner à distance…
- C. Mavrikakis: “…J’appréhende ça [l’enseignement à distance] un petit peu, mais je quand même suis joyeuse. J’ai l’impression que l’on va découvrir des choses, et c’est ça l’enseignement aussi: être déstabilisés. J’espère que les étudiants vont suivre…” [notre emphase]
- Y. Cohen: “…En effet, de se produire [devant une classe] quand il y a une interrelation personnelle est tout à fait différent que de se produire [sur Zoom]… parce que là y’a un certain nombre de collègues qui mettent des fonds d’écran, qui se mettent en scène. Et là la mise en scène est beaucoup plus préparée d’une certaine manière quand vous aller ‘sur le Zoom’ [sic] parce que vous vous voyez…” [notre emphase]
- C. Mavrikakis: “…Y’a quelque chose du théâtral qui va se perdre [dans la prestation d’enseignement à distance], mais très rapidement les étudiants m’ont écrit pour me demander ‘Est-ce que ça va être synchrone ou asynchrone?’. […] Pour le moment, je privilégie le synchrone. C’est à dire que j’ai envie que les étudiants soient là devant moi. Je pense que j’aurais du mal à faire mon cours sans public encore. […] Et j’ai besoin de voir que les gens comprennent. […] J’ai l’impression que la présence des étudiants m’a toujours appris à enseigner…” [notre emphase]
À propos du désir…
- C. Mavrikakis: “…Ça m’est toujours venu [le désir d’enseigner]… Mais je vous dis je pense que c’est parce que j’aime apprendre. Je le dis vraiment: enseigner c’est la meilleure façon de savoir qu’on sait. Alors c’est un peu narcissique enseigner aussi. C’est à dire: ‘Ah, je suis contente, je sais ça. J’ai pu l’expliquer…'” [notre emphase]
- C. Mavrikakis: “…Moi j’ai aimé des professeurs… Est-ce que je les ai désiré? Peut-être… Mais j’ai désiré leur savoir, je dois dire aussi. Alors, on a beaucoup critiqué cette notion de désir en ce moment parce qu’on a très peur de ça… Parce qu’on se dit qu’il y a le pouvoir du professeur qui est énorme, bien sûr. Mais c’est difficile de faire l’impasse sur le désir d’être comme son prof, le désir d’avoir l’attention de son prof. C’est compliqué de faire ça et c’est tout le travail du professeur d’essayer de dire ‘Ben oui, je suis là, mais en même temps je ne suis pas complètement pas là où tu me mets…” Donc, de dire aussi, ‘Tu vois? Ce savoir il t’est accessible à toi, et c’est toi qui peut le passer à quelqu’un d’autre…’ […] Donc, moi je me reconnais là-dedans et j’ai pas envie de laisser la question de l’amour et du désir… […] J’ai pas envie de l’évacuer en disant ‘Ça n’existe pas”. Faut la laisser. Il faut la penser… Mais, on a envie d’aimer quelqu’un à travers le savoir, ça c’est sûr.” [notre emphase]
Y. Cohen: “…Je dirais même que c’est une relation de séduction. Et c’est terrible parce qu’en effet on ne veut pas qu’ils soient séduits [les étudiants]. On veut que le savoir soit le lieu où peut-être on se retrouve ensemble à élaborer… Mais, en effet, en parler et ne pas évacuer cette question là, je crois est très très important parce que, dans le contexte actuel, cette relation de séduction peut être déplacée et être complètement contre-productive et aboutir aux choses qu’on connaît… Mais elle existe néanmoins et je pense que c’est cet aspect de séduction, de rapport mutuel à un désir de savoir, qu’il est important de maintenir…” [notre emphase]
À propos de la position du professeur…
- Y. Cohen: “On s’est tellement battu contre ce mandarinat, hein? On s’est beaucoup battu dans les années 70, 80, pour justement sortir les profs de leur chaire et faire de l’enseignement quelque chose de participatif. Et aujourd’hui je pense que ce rapport de coercition pour l’enseignement c’est très bien qu’il ait disparu. Le problème c’est ‘qu’est-ce qui reste?’ ‘Qu’est-ce qui reste?’ et comment on peut garder un rapport d’enseignement de confiance, dans le respect évidemment des savoirs des uns et des autres, et je crois que c’est vers ça qu’on se dirige… Et je crois que ceux et celles qui continuent de penser que l’enseignement est quelque chose de hiérarchique – en tous cas dans nos disciplines en sciences humaines et sociales -, ça va être très difficile pour eux de se confronter aux nouvelles exigences qu’ont les étudiants qui font qu’on respecte leur expérience, qu’on respecte ce qu’ils sont et qu’ils puissent le partager… […] Je pense qu’en leur donnant la parole [aux étudiants], bien sûr à l’intérieur d’un contexte de respect mutuel, eh bien on fait avancer la réflexion de tout le monde.” [notre emphase]
- C. Mavrikakis: “…Je crois que le prof ou la prof doit changer sa position, mais y’a quand même une structure d’écoute… On est à la fois en train de suivre les étudiants, on est derrière eux et puis on est devant eux. Il faut pas non plus ne pas être devant les étudiants. C’est à dire qu’on en sait un peu plus… Il faut essayer de persuader aussi. C’est à dire il faut essayer de discuter, il faut laisser la parole aux étudiants, mais il faut aussi leur dire ‘Ben, il est possible que d’autres aient pensé autrement, que historiquement on ait pensé autrement et que, même maintenant, c’est peut-être un moment de l’histoire… […] Moi, je suis tout à fait d’accord de discuter et même je pense qu’il faut discuter. Il faut arriver à dire: ‘Ben, ce qui arrive aujourd’hui, c’est un long chemin… […] Si aujourd’hui les luttes sont là où elles sont, c’est aussi parce qu’il y a d’autres gens avant nous qui ont bien penser aussi avant nous et mal penser, mais aussi il y en a certains qui sont bons…” [notre emphase]
À propos du clientélisme…
- Y. Cohen: “…Il y a une certaine marchandisation de l’université. Mais on est encore loin de la vraie marchandisation où on serait nous mêmes, tous les profs, sans liberté académique, et on a la possibilité de faire dans nos cours quand même des choses qui conviennent. Alors, au-delà des négociations qu’on doit avoir avec chacun des groupes-cours, on a quand même une très grande liberté d’enseigner les thèmes et les questions de la manière qu’on veut. Donc, oui il y a une marchandisation, mais c’est encore un espace avec des îlots de liberté, et les “politically correct” qui se développent dans l’université ne sont pas là pour aider à garder ce lieu comme un lieu vraiment de réflexion et de recherche et d’élaboration de nouveaux paradigmes… ” [notre emphase]
Source: Société Radio-Canada, “À quoi servent les professeurs d’universités? Une discussion avec C. Mavrikakis et Y. Cohen” (entrevue radiophonique), Plus on est de fous, plus on lit, 25 août 2020 (durée [indiquée] 22 min 22).