Point chaud / en émergence

Rapport d’étonnement : Les nouveaux territoires narratifs

Quoi ? « Expédition » 02 : Les nouveaux territoires narratifs

Qui ?  organisée par Projet Columbus et Le lien mulitmédia

Où ? Société des arts technologiques (SAT), Montréal

Quand ? Le jeudi 24 novembre 2011, de 8 h à 19 h

J’allais à cette rencontre parce que je crois qu’à la suite des jeux vidéo « sérieux» et des alternate reality games (ARG), il y a de la place et du potentiel à déployer des contenus de formation par le biais du storytelling transmédia [NDLR: Et ce, indépendamment des remarques fort judicieuses de mon collègue Chamberland sur la fragmentation de l’attention des apprenants…].  Et, oui, le caractère « nouveau » de cette modalité me semble attractif en soi (bien qu’insuffisant), mais poursuivons…

Or, il a été assez peu question de transmédia lors de cette journée pourtant consacrée au déploiement de récits sur de multiples plateformes.  J’ai crû comprendre que pour les gens du milieu, le mot « transmédia » est désormais un buzzword surtout utilisé par les non-initiés.  Ils n’en parlent plus beaucoup entre eux.

En début de journée, la conférence « Mythologie numérique » de Sacha Duclomesnil tentait d’examiner les phénomènes Web à l’aulne d’une certaine néo-« religiosité » technologique et culturelle.  Pour lui, le Web marque le retour d’Éros (sexualité) et de Dyonisos (storytelling et improbabilité – nous nous habituons à des phénomènes exceptionnels : tremblements de terre, tsunamis, etc.) [NDLR : Il y a tout de même lieu de se demander si ces divinités nous ont jamais quitté…].  Grâce à une bonne culture générale, Duclomesnil trace des parallèles et présente des faits divers intéressants (par exemples, les murs qui nous séparent et les walls et écrans devant lesquels on se rassemble, l’origine de la limite de 140 caractères pour Tweeter, la constatation que Jésus suscite encore le plus d’interaction sur Facebook,  le maintien quotidien du niveau d’influence Web d’un individu (à la Klout) vu comme rocher de Sisyphe, etc.).

Relativement au transmédia, il y voit une réponse au désir de vendre de la bande passante.  Pour cela, il faut la rendre pertinente en créant du sens.  On créera des marques à décliner sur plusieurs plateformes pour diversifier les sources de revenus.  Il s’agit donc de Branded Content ou de Branded Entertainment.  Trois modèles d’affaire possibles [selon une intervention de François Bédard du Projet Columbus] : publicité, abonnement (service offert) et à la (micro-) transaction.

« The Medium is Life », la conférence de Jason Rodi de NOMAD Industries Content Agency, était plus une présentation du parcours artistique de cet ancien adepte de VJing, ex-Moment Factory (compagnie qu’il a contribué à co-fonder), passionné de cinéma, qui cherche depuis son plus jeune âge à raconter des histoires filmées de manière improvisée.  Il m’a surtout intéressé par la formalisation de son processus créatif (Define, Decode, Trance, Form, Shoot, Show, Adapt, Dare) [NDLR : Il est supposé m’en envoyer le détail…].  Rien de nouveau ou de transcendant, mais une adaptation personnelle très intéressante.  Enfin, il nous a présenté The Expedition for the Future, le projet sur lequel il travaille présentement, une expédition artistique à la lointaine île Bouvet qui sera décliné en un documentaire, un livre interactif, une expérience immersive pour planétariums, etc.

Si les deux conférences du matin ont mis la table, mais de façon très (trop?) générale, il a fallu attendre l’après-midi où le panel de créateurs de multiples horizons a pu donner un aperçu d’à quel point le domaine est vaste. Les plate-formes de diffusion dont il est question sont variées et les méthodes de travail sont encore très aléatoires.  Malheureusement, l’objectif des organisateurs de « briser les silos » entre ces créateurs ne m’apparaît pas avoir été atteint.  Contrairement à ce qui avait été annoncé, on ne m’a pas non plus présenté d’études de cas… Difficile alors d’avancer dans la conceptualisation (même très théorique) de ce à quoi pourrait ressembler du transmédia pédagogique.

Le panel réunissait :

  • Jean-François Dugas (Deus Ex – Human Revolution; Eidos Montréal; jeux vidéos) : un studio de jeux vidéo classique, avec la prétention d’aborder des thèmes plus « profonds » (ex: la responsabilisation; chaque décision a une conséquence; transhumanisme et cyborg, etc.) par un jeu de tir subjectif, intégrant des aspects d’infiltration et de jeu de rôle.
  • Geneviève Cardin (Un homme mort, Le dossier Rivard; Baroblik Productions; ARG, jeux sérieux) : c’était la plus intéressante pour moi a priori.  Avant même de s’être exposée à une thématique pour préparer un projet, elle tente de se déconnecter, afin de parvenir à quelque chose de véritablement original.  Elle se donne le droit de ne rien faire et de s’ennuyer.  Si, lorsqu’elle cherche son idée dans Google, on lui offre peu de références, elle sait qu’elle tient un bon filon.
  • Pierre-Yves Bernard (Dans une galaxie près de chez vous, Minuit le soir, scénariste télé, cinéma) : on a eu droit au plaidoyer touchant d’un artiste qui se sent impuissant comme citoyen et qui doute que l’art puisse encore changer les choses.  Pour lui, ce que l’industrie produit n’est souvent que l’écho d’un monde où les choses n’ont plus de sens. Il nous rappelle que l’on crée de plus en plus de contenu (plus de canaux, plus de signaux), mais pas nécessairement davantage de sens.  Il questionne le rapport des créateurs à la liberté et cite Picasso : « Le propre de l’artiste c’est de trouver et de chercher ensuite. »
  • Mélissa Mongiat (Living with our Time, design d’environnements narratifs) : peut-être la plus « exotique » pour moi parce qu’elle imagine des installations interactives en territoires urbains.  Cependant les principes de design qu’elle applique me semblent tout à fait transférables à la conception pédagogique.  Voir son blogue Good Participation, notamment la section « Participatory Design Consideration ».  Par exemple, l’importance que soit pertinente la tâche qui est demandée aux utilisateurs, la valorisation de leur contribution, le narratif qui devient « conversation ».  Et la question de plus en plus actuelle à l’ère des réseaux : « Can we make something greater together ? »
  • Yannick B. Gélinas (documentariste Web indépendante, blogueuse) : inclut une dimension militante dans sa création, veut développer des contenus qui permettent l’émergence de solutions aux problèmes sociaux (menaces à l’environnement, violence faite aux femmes).
  • Jonathan Bélisle (scénariste d’expérience utilisateur (UX)) : sans doute le plus éclaté.  Il veut développer ce qu’il appelle des « objets narratifs », soit des jouets interactifs pour « éveiller les conscience » des enfants.  Pour lui, la technologie « évolue plus vite que nos idées ». Elle est désormais accessible, peu coûteuse, facilement programmable, donc c’est « leverage the existing tools », ce qui permet de se concentrer sur le contenu (la technologie devient secondaire).  Il est ravi de l’arrivée d’une génération de « Makers » qui cherchent à contourner l’usage de base d’un produit et remplaceront peu à peu les actuels consommateurs de contenus.  Il invite à repenser les expériences en termes « nomades ». Son défi : garder l’attention des auditeurs mêmes dans des récits interactifs.  Il recommande la lecture de L’espèce fabulatrice de Nancy Huston.

Les membres du panel devaient répondre aux questions suivantes de l’animateur :

  1. Comment décririez-vous votre façon de travailler ?
    • Les réponses varient bien sûr selon les individus, mais une grande part d’intuition domine encore le travail de création.  Pour Yannick B. Gélinas, « la structure émerge selon les contenus », surtout lorsqu’elle crée une oeuvre interactive.  C’est ce que Geneviève Cardin appelle la « stratégie du caméléon », s’adapter selon le projet.  Jonathan Bélisle parle d’ «abandon», d’enmagasiner, puis de « défragmenter » (rêver).  D’après lui, « c’est dans l’action et le mouvement que les idées viennent ». Mélissa Mongiat pense par ailleurs que parfois « le choix des outils répond à la question du “pourquoi?” ».  Seuls les gens chez Eidos semble avoir un cycle de développement plus formalisé, qui permet un « chaos organisé ».
      • Phase de conception
        • Définir le type de jeu et à qui il s’adresse
        • Définir l’expérience de jeu (mécaniques, thématiques)
        • Établir les grandes lignes de l’intrigue (trame narrative, moments clés, etc.)
      • Phase du plan (Blueprint)
        •  C’est le jeu sur papier, un outil qui permet de garder le cap une fois en production.
        • Il permet d’intégrer l’histoire (trame narrative) et l’expérience de jeu (effet de synergie)
        • Coûts, ambitions, défis
  2. Définissez ce que signifie pour vous le mot « contenu».
    • Ici aussi, de grandes généralités…  « Cela dépend du point de vue du créateur ; tout peut être du contenu », « Quelque chose dans lequel on peut mettre une intention (inscription, description, transcription) », « Un jeu c’est du visuel, du son, des décors, un scénario et, ce qui le rend unique, de l’interactivité », « Traduire la complexité »  À tel point que le flou autour du mot « contenu » n’est pas sans rappeler l’ambivalence autour du mot « information »…
    • Mais aussi plusieurs réflexions sur la forme… « la forme dépend du contenu », « Les artistes se réfugient dans la forme parce qu’ils sont incapables de traduire le fond, un monde de plus en plus complexe », « la forme sert le sens », …
  3. Qu’entend-t-on par l’« engagement» du spectateur / joueur / interacteur ?
    • Pour Yannick Gélinas : « Émotion (se souvenir) – Réflexion (ou divertissement)- Action (changer la façon de voir et, éventuellement, la société) ».  Pour Geneviève Cardin : c’est « l‘expérience jumelée à l’appropriation ». L’engagement nécessite un feedback « une réponse de qualité ou une réponse de la communauté, la possibilité de se mettre en valeur, qui permet d’entretenir l’expérience et qui la rend mémorable ».  Jonathan Bélisle souhaite quant à lui
      « réengager les gens qui se désengagent par la gamification » et « raconter des histoires et s’amener à les vivre. »
  4. Parlez-nous d’un projet de rêve.  Qu’est-ce qui vous allume le plus ?
    • Différents projets sont évoqués, mais je retiens surtout les objectifs très nobles/ idéalistes mentionnés par ces créateurs : «  éveiller les consciences », « accompagner les gens dans le développement des consciences », « hacker la vie positivement », « émerger du désenchantement », « transparence », « germes de transformation », « changement démocratique », etc.
    • Au nombre des conditions gagnantes évoquées : du temps pour bien faire les choses, avoir carte blanche, une excellente équipe, la possibilité d’innover, la nécessité de retourner sur le terrain, etc.
  5. Quels outils utilisez-vous ?
    • Un aspect intéressant, c’est que lorsque l’on demande à tous ces créateurs quels sont leurs outils de prédilection pour concevoir des jeux vidéo et autres systèmes interactifs, ils mentionnent tous… le papier (quadrillé ou non), le crayon (et les crayons de couleur), les post-its, les grandes feuilles mobiles, le carton et le ciseau et la possibilité d’être en interaction avec le client !   Excel est encore utilisé pour décrire des projets complexes.  On mentionne les logiciels de visualisation, dont « Axer » (???) mais sans plus.
    • Ensuite, ils font des storyboards, des prototypes avec carton et punaises, des preuves de concept, des démos techniques (encore en utilisant Excel parce qu’il permet de la programmation simple, suffisante pour des besoins de base)…

Témoignant de notre déception aux organisateurs, un autre participant et moi leur avons expliqué que l’on aurait aimé commencer par le panel et travailler ensuite sur des exemples concrets tirés de l’actualité  (exemple souvent cité, l’actuel mouvement d’indignation « Occupy » qui se cherche une seconde vie sur le Web), afin de voir comment se déploierait un tel événement en mode transmédiatique.  On suggérait de prendre au moins deux exemples très distincts (disons documentaire et fiction) afin d’avoir une idée de variations dans le traitement.

En conclusion, surtout de l’information sur la créativité, le design et sur l’état d’esprit des futurs utilisateurs (nomades, makers, avides d’histoires), mais peu sur les modalités de diffusion ou l’organisation des contenus transmédia.

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Jean-Sébastien Dubé