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Journée sur l’IA dans le supérieur : rapport d’étonnement

Qualifié par le Ministère de l’enseignement supérieur (MES) de « point de départ d’une vaste réflexion collective », pour ma part la journée du 15 mai dernier a surtout été l’occasion de prendre le pouls de la manière avec laquelle les personnels des cégeps et des universités québécoises composent avec la toute nouvelle réalité de la formation à l’heure de l’intelligence artificielle (IA).

Prendre acte, mais dans l’inquiétude

En quelques mots, disons simplement que l’état d’esprit général n’est pas particulièrement serein. Si la plupart des intervenants convenait que l’IA est désormais dans nos classes et qu’on ne peut pas l’ignorer ou l’interdire, la majorité des personnes présentes avait surtout des questions assez pressantes sur la manière d’enseigner pour en tenir compte. Quand des personnes enseignantes des collèges et des universités, habituellement très jalouses de leur indépendance, appellent de tous leurs voeux des balises ministérielles pour savoir comment intégrer l’IA dans leur enseignement, il me semble qu’on les sent pour le moins désemparées…

[Anecdote: Un enseignant de philosophie au collégial m’expliquait qu’il voyait difficilement un meilleur outil que la dissertation pour comprendre comment un jeune adulte comprend le monde qui l’entoure, se l’explique, structure sa pensée et la présente au moyen d’arguments plus ou moins solides… Même si je considère que l’enseignement supérieur devrait moins reposer sur les travaux écrits (et que l’IA générative rend problématique de déterminer l’origine réelle de tels travaux), j’ai bien dû convenir qu’il soulevait là un argument important…]

Le contraste entre les attitudes « opportunistes » et « inquiètes » était illustré par les positions de la ministre de l’enseignement supérieur, Pascale Déry, pour qui la journée démarrait dans une « perspective d’ouverture et d’ajustement » et celle du ministre de l’éducation, Bernard Drainville, qui admettait d’entrée de jeu que l’« On a beaucoup de questions et pas beaucoup de réponses. […] Il faut s’assurer que l’intelligence humaine harnache l’intelligence artificielle pour qu’on la mette au service de l’humain et de la réussite scolaire. » La journaliste Fannie Bussières McNicoll a constaté comme moi que M. Drainville « semblait quelque peu déconcerté par le rythme affolant auquel l’IA se développe ».

Du reste, même un Yoshua Bengio (vidéo en différé présentée sur place) qui ne croit pas qu’il faille interdire l’IA appelle à « ralentir ce qui pose des risques ». Pour lui, l’IA rejoint donc des technologies comme le nucléaire, le clonage humain, les armes chimiques par le besoin que l’humanité a de les encadrer rapidement…

Changement de posture enseignante et coconstruction avec les personnes étudiantes

Nadia Naffi (U. Laval) et Bruno Poelhuber (U. Montréal) ont pourtant bien expliqué que l’IA ne remplacerait pas les personnes enseignantes, mais susciterait un nécessaire changement de posture (ce que plusieurs des conférenciers d’atelier ont rappelé en après-midi). Il faudra « repenser ce à quoi nous voulons les former [les personnes étudiantes] » (F. Meyer), « augmenter nos attentes » en leur demandant de détailler leurs réponses (M. Peters), voire « repenser les fondements de l’éducation » (F. Lafleur).

Selon Naffi et Poelhuber, l’IA pourra éventuellement servir de « tuteur personnalisé/ adaptatif », pour réviser des travaux, traduire des documents, suggérer des pistes d’idéation. Toutefois, l’utilité des enseignants reste entière quand il s’agit de…

  • formuler des objectifs d’apprentissage;
  • présenter des pistes de réflexion;
  • offrir des rétroactions plus développées;
  • mettre en place de bonnes pratiques évaluatives, etc.

Outre le changement de posture, l’autre élément sur lequel plusieurs intervenants ont insisté, c’est la nécessité d’envisager ce nouveau défi avec la collaboration des personnes étudiantes. D’une part, il s’agit de les aider à développer leur « agentivité numérique » (Naffi) pour qu’ils ne soient pas que des consommateurs d’information. D’autre part, il faudrait que ceux-ci soient partenaires à part entière dans la redéfinition des institutions d’enseignement supérieur comme des « labos qui apportent des solutions » à la société (V. Vallerand).

À inviter bientôt?

Le nombre importants d’intervenants ayant défilé devant nous m’aura aussi permis d’identifier des personnes qui seraient susceptibles de faire progresser la réflexion à l’UdeS. Voici les conférencières et conférenciers les plus intéressants à inviter selon moi (oui, il s’agit essentiellement de femmes…), outre notre toujours fort pertinent Florian Meyer (de l’UdeS):

  • Sasha Luccioni, chercheure en éthique de l’IA et climat, chez Hugging Face;
  • Viviane Vallerand – Coordonnatrice et auxiliaire de recherche à l’Observatoire international des impacts sociétaux de l’IA et du numérique (OBVIA), chargée de cours, Université Laval;
  • Martine Peters – Professeure titulaire au Département des sciences de l’éducation à l’Université du Québec en Outaouais, spécialiste des questions d’intégrité intellectuelle;
  • Florence Sedaminou-Muratet, chargée de projet en pédagogie numérique et ingénieure pédagogique chez Collecto;
  • Frédérick Bruneault – Enseignant en philosophie au Collège André-Laurendeau et professeur associé à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal, spécialiste des questions éthiques;
  • Normand Roy – Professeur agrégé au Département de psychopédagogie et d’andragogie de l’Université de Montréal, spécialiste des pratiques des enseignants quant à l’usage des technologies;
  • Nadia Naffi – Professeure adjointe au Département d’études sur l’enseignement et l’apprentissage à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval, spécialiste de la désinformation et des hypertrucages (deepfakes).

Vers des avis gouvernementaux

Enfin, notons qu’en date du 16 mai, « le Conseil supérieur de l’éducation (CSE) et la Commission de l’éthique en science et en technologie (CEST) annoncent la création d’un comité d’experts conjoint qui mènera, au cours de prochains mois, des travaux de réflexion, de consultation et d’analyse autour de l’utilisation des IA génératives en enseignement supérieur ».

Le mandat de ce comité d’experts sera « d’identifier et d’analyser les enjeux et défis pédagogiques et éthiques, ainsi que les bénéfices et les risques associés aux usages actuels et futurs des IA génératives pour la formation et l’évaluation des étudiants, de même que pour la formation des enseignants au sein des établissements d’enseignement supérieur québécois ». Le rapport sera rendu public d’ici la fin de 2023.

Par ailleurs, l’ « Innovateur en chef » du Québec, M. Luc Sirois, nous annonçait que le Conseil de l’innovation du Québec avait également reçu un mandat concernant l’utilisation éthique des IA. Il vise à présenter des recommandations à la fin de l’automne. Ces deux initiatives amorceront diverses consultations, auxquelles nous seront éventuellement conviés.

Sources:

Bussières McNicoll, Fannie (16 mai 2023), « L’IA en enseignement : prendre les devants ou prendre du recul? », Radio-Canada.

Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féminine (CDEAF) (19 mai 2023), « Intelligence artificielle en enseignement supérieur – Le CSE et la CEST se pencheront sur les enjeux pédagogiques et éthiques », Québec.

Gouvernement du Québec – Ministère de l’enseignement supérieur (15 mai 2023), Journée sur l’intelligence artificielle en enseignement supérieur: impacts, enjeux et perspectives – Guide du participant. 21 p.

Conversation avec François Grondin (génie) sur l’avenir de l’IA
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Jean-Sébastien Dubé

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