Pédagogique Tendances sociétales

L’université perpétue-t-elle une forme corrosive de méritocratie?

Un livre publié en 2020 aux États-Unis a fait passablement de bruit lors de la parution de sa traduction en France au printemps 2021, jusqu’à faire partie de la sélection des 30 meilleurs livres de l’année 2021 du magazine Le Point. La tyrannie du mérite: qu’avons-nous fait du bien commun? du professeur de philosophie politique d’Harvard Michael J. Sandel semble avoir trouvé autant écho chez nos voisins du Sud que chez nos cousins outre-Atlantique.

D’après Sandel, « [l]a méritocratie est corrosive pour le bien commun. Elle conduit à l’hubris chez les gagnants et à l’humiliation chez les perdants. Elle encourage ceux qui réussissent à trop se rengorger de leur succès, à oublier la chance et la bonne fortune qui les ont aidés à arriver. Et elle les conduit à mépriser ceux qui sont moins privilégiés, moins qualifiés qu’eux. Cela a des répercussions politiques. L’une des sources les plus puissantes des mouvements populaires de ressac est, chez beaucoup de travailleurs, le sentiment que l’élite les méprise. C’est une plainte légitime. » (Conférence TED, juillet 2020; transcription traduite: Cathy Rosamund; notre emphase)

Sandel estime que la pandémie actuelle « révèle combien nous dépendons de travailleurs que nous ignorons souvent: les livreurs, les agents d’entretien, les employés de supermarché, les ouvriers d’entrepôt, les camionneurs, les aides-soignants, les gardes d’enfants, le personnel soignant à domicile. Ce ne sont pas les travailleurs les mieux payés, ni les plus honorés. Mais maintenant nous les considérons comme des travailleurs essentiels. Il est temps de débattre publiquement sur comment mieux aligner le salaire et la reconnaissance qu’ils reçoivent avec l’importance de leur travail. » (Conférence TED, juillet 2020; transcription traduite: Cathy Rosamund)

La professeure émérite en sociologie Marie Duru-Bellat de Science Po Paris offre certaines pistes de lecture pour La tyrannie du mérite: « Prônant une justice contributive, Michael Sandel pose que tous les citoyens doivent être considérés comme contribuant au bien commun et respectés à ce titre. On ne peut se contenter d’une justice distributive, qui compense les inégalités par des aides, tandis que la course en avant vers plus de bien-être matériel ferait passer au second plan les débats et les controverses qui devraient émerger pour définir une société juste. » [Duru-Bellat, 6 mai 2021]

Sandel estime que les apôtres du libéralisme et de la mondialisation ont jeté au visage des travailleurs moins éduqués le fait qu’ils sont responsables de leur propre stagnation sociale, alors même que l’« ascenseur social » qu’est l’université est dans les faits inaccessible à nombre d’entre eux. Il rappelle qu’aux États-Unis « [t]out le monde n’a pas les mêmes chances de promotion. Des enfants issus de la pauvreté restent pauvres une fois adultes. Les parents aisés peuvent transmettre leurs avantages à leurs enfants. Dans les universités de la Ivy League, par exemple, il y a plus d’étudiants issus des 1% des plus riches du pays que de toute la moitié inférieure, toutes catégories confondues. » (Conférence TED, juillet 2020, transcription traduite: Cathy Rosamund)

Il y voit même un insulte des nantis vis-à-vis des classes ouvrières:

« Alors même que la globalisation a provoqué une inégalité croissante et des salaires qui stagnent, ses partisans ont offert aux travailleurs des encouragements:

  • « Si vous voulez être performants et réussir dans l’économie mondiale, allez à l’université. »
  • « Ce que vous gagnez dépend de ce que vous apprenez. »
  • « Vous pouvez y arriver si vous essayez. »

Ces élites ne perçoivent pas l’insulte implicite dans ces conseils. Si vous n’allez pas à l’université, si vous ne vous épanouissez pas dans la nouvelle économie, c’est votre faute si vous échouez. Voilà ce que cela implique. » (Conférence TED, juillet 2020, transcription traduite: Cathy Rosamund)

Écrivant à la suite des scandales de corruption liés à l’admission à l’université d’enfants de privilégiés en 2019, Sandel se trouve à critiquer l’université comme « machine à trier » (p.242):

« Nous devrions commencer par repenser le rôle des universités en tant qu’arbitres des opportunités. Pour ceux d’entre nous qui passons nos journées avec d’autres diplômés, il est facile d’oublier un simple fait : La plupart des gens n’ont pas de licence universitaire. En fait, près de deux tiers des américains n’en ont pas. C’est donc une folie de créer une économie qui fait d’un diplôme universitaire la condition nécessaire pour accéder à un travail digne et une vie décente. Encourager les gens à aller à l’université, c’est bien. En élargir l’accès à ceux qui ne peuvent se le permettre, c’est encore mieux. Mais ceci n’est pas une solution à l’inégalité. Nous devrions moins nous soucier de préparer les gens au combat méritocratique et nous concentrer davantage sur l’amélioration de la vie des personnes non diplômées, mais dont la contribution est essentielle pour notre société. Nous devrions rendre au travail sa dignité et le placer au centre de nos politiques. » (Conférence TED, juillet 2020; transcription traduite: Cathy Rosamund; nos emphases)

Pour Dura-Bellat, Sandel « met donc au cœur de sa critique de la méritocratie non pas le fait qu’elle serait insuffisamment réalisée mais bien ses effets pervers, arrogance chez des gagnants sûrs de mériter leurs succès, humiliation et ressentiment chez les perdants. […] Avec, de plus, des enjeux démocratiques : « affirmer que les diplômés du supérieur ou les experts désintéressés sont les plus à mêmes de résoudre les problèmes politiques et sociaux est une supercherie technocratique qui corrompt la démocratie et dépossède les citoyens ordinaires » (p. 115).

Aux États-Unis, «…les sortants des universités d’élite [sont] considérés comme les plus talentueux, dans un pays où l’invocation d’un talent naturel, que certains expliquent par la génétique, affleure souvent. Et l’auteur [Sandel] de souligner combien les présidents américains se targuent volontiers d’un quotient intellectuel élevé, ou en tout cas utilisent à foison le terme d’intelligence pour justifier leurs choix politiques, estimant qu’un peu de pédagogie en direction des moins intelligents devrait suffire à les soustraire à toute contestation… » [Duru-Bellat, 6 mai 2021]

Dans un article pour le magazine web The Conversation, Marie Duru-Bellat semble poursuivre sa pensée: « La méritocratie s’avère donc doublement fonctionnelle : pour la société, puisque les inégalités sociales, qui ne faiblissent pas, apparaissent justifiées, et pour les personnes (notamment les plus diplômées, qui se trouvent être aussi les élites dirigeantes), puisqu’elle apporte le confort moral de devoir son succès à ses seuls mérites. […]

En même temps, on ne saurait renoncer à assurer à tous un bagage scolaire commun, et une éducation à toutes ces qualités et ces valeurs donnant à chacun la capacité à participer au bien commun. Ensuite, dans la vie professionnelle, il serait juste de ne pas rabattre la hiérarchie des emplois sur le mérite scolaire. » (Duru-Bellat, 19 mai 2021, nos emphases)

Sources:

Duru-Bellat, Marie, « Michael J. Sandel, La tyrannie du mérite » (compte-rendu de lecture), Lectures – Open Edition Journals, 6 mai 2021

Duru-Bellat, Marie, « Le mérite est-il encore un idéal démocratique ? », The Conversation, 19 mai 2021

Gesbert, Olivia, « Michael Sandel et les perdants de la méritocratie », La grande Table idées, France culture, fichier audio, 5 mai 2021, 33 min

Sandel, Michael, The Tyranny of Merit, (vidéo) TED Talk, YouTube, juillet 2020, 8 min 47

Taddei, François, « Débat : Et si nous et nos sociétés entrions dans nos « secondes vies » ? », The Conversation (édition canadienne), 2 janvier 2022

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Jean-Sébastien Dubé

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