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Écrire pour le public en général : une exigence professionnelle pour les universitaires

Alors que les étudiantes et étudiants sont conviés à développer des compétences rédactionnelles en lien avec leur discipline (littératies universitaires), les universitaires, de leur côté, sont de plus en plus appelés à rédiger pour le public en général et ce, afin de rester compétitifs dans leur domaine. Si l’écriture publique (public writing) comprend la vulgarisation, elle va au-delà en ce qu’elle englobe d’autres formes d’écriture et divers médias dans lesquels les universitaires ont la possibilité de s’exprimer sur divers sujets à divers publics mais toujours à partir d’une posture d’universitaire.

Irina Dumitrescu, professeure d’anglais et d’études médiévales à l’Université de Bonn, l’avoue : elle a beaucoup aimé écrire pour le public en général, tellement qu’elle donne aujourd’hui des ateliers sur ce sujet. C’est d’ailleurs dans ses ateliers qu’elle a pris la mesure à la fois des surprises que réserve cette écriture non académique et des craintes qu’elle inspire aux universitaires. Elle a abordé les surprises dans un article en juillet 2020 et les craintes en avril 2021, tous les deux dans le Chronicle of Higher Education.

Les lieux de surprises, de frustrations et d’ajustements

  1. Le contrôle, ou plutôt la perte de contrôle. The moment you write for general-interest outlets, […] you are subject to their editorial vision, ce qui signifie qu’ils exercent un certain pouvoir sur les titres, les illustrations et les dates de publication. Ainsi, le titre peut être formulé pour attirer des clics, ce qui entraîne parfois une déformation de votre propos; la date de publication peut être retardée, ce qui enlève à votre texte sa pertinence par rapport à l’actualité. Il peut même arriver que votre texte, une fois publié, soit relayé dans d’autres médias sans que vous en soyez informé. Vous devez aussi impérativement demander à l’éditeur des précisions sur le droit d’auteur avant d’autoriser la publication de votre texte.
  2. L’édition. Most editors prefer a pitch to a draft as it allows them input at an early stage of the work. C’est une fois que le premier jet est écrit que commence véritablement le travail avec l’éditeur et il vaut mieux apprendre tôt à voir ce dernier comme un collaborateur… pour que l’expérience de réécriture qu’il vous demandera soit moins souffrante et qu’elle puisse devenir vraiment enrichissante.
  3. Le style. Much has been written about bad academic prose, and I do not need to repeat it here. Even good academic prose, however, is ill suited to a general audience. Le lectorat populaire n’apprécie pas le style défensif prisé des universitaires (citations, références à des experts, emploi de formules peu affirmatives ou encore une prose carrément impénétrable) qui leur permet d’éviter les attaques d’autres universitaires. Très peu pour le lectorat populaire qui préfère comprendre rapidement votre texte, suivre aisément votre argumentaire… Pour lui, vous êtes l’experte, l’expert.
  4. L’intention, la philosophie. Public writing has a different ethos from scholarly prose. We write scholarship to establish our credentials in a field, to lay stake to original claims, and to build a name for ourselves in the profession. For general-interest writing, however, you should follow Horace’s advice for poetry: Aim to instruct or delight — ideally, do both. Racontez une histoire avec des notions de base, des informations faciles à comprendre…
  5. La qualité. Une publication pour le public en général exige de la précision, de la prudence, de la rigueur, de l’exactitude. En fait, [y]ou owe the public an even higher standard of rigor than you do your colleagues, since the public is more likely to trust your credentials and has less access to your sources.

Les craintes et quelques conseils pour les gérer

  1. Mon texte n’intéressera personne. Il y a de grosses chances que si votre sujet vous passionne, d’autres le trouveront également passionnant. CONSEIL – Racontez votre histoire du mieux que vous pouvez, avec honnêteté, détails et un langage adapté au genre. Aucune obligation d’avoir un argument percutant ou d’une originalité éblouissante! Old wine in new bottles can still be really good wine.
  2. Je n’ai pas l’expertise nécessaire. As scholars, we are trained to be very careful when making statements outside our narrow domain. La sphère publique, elle, n’exigera pas de vous une thèse sur le sujet mais sera sensible au fait que vous aurez fouillé le sujet sur lequel vous vous exprimez, à votre capacité d’analyse et à votre rigueur. CONSEIL – Préparez votre texte comme un reportage sérieux.
  3. Mon texte ne répond pas aux normes académiques.  Il est certain que votre texte destiné à un public en général devra s’ajuster en conséquence (pas de notes en bas de page, peu ou pas de références à des chercheurs…). CONSEIL – Il est possible d’agir de manière responsable, notamment en ajoutant des hyperliens pour honorer les travaux antérieurs qui représentent vos sources d’inspiration. Remember that the only people who expect full citations when reading an essay in a literary journal or a popular magazine are other academics.
  4. Et si on me pousse à simplifier à l’extrême ?  Le commun des mortels apprécie rarement le “jargon disciplinaire”; il souhaite que les concepts de base soient rappelés dans des termes simples et ne se soucie pas de la prudence habituelle des universitaires (“peut-être”, “on pourrait dire”, “il n’est pas impossible”). CONSEIL – N’acceptez pas de simplifier votre texte ou modifier votre argumentation au point de trahir votre intégrité et de ne plus pouvoir défendre votre opinion ou votre nom. Professional journalists face the same problem, and if their vision for a piece conflicts too much with that of an editor, they walk away and pitch the piece elsewhere. You can, too.
  5. J’ai peur des réactions négatives.  Sachez qu’il y aura toujours des gens pour ne pas aimer ce que vous aurez écrit. CONSEIL – Écrivez pour votre meilleur lecteur, pas pour votre pire. De plus, si vous publiez sur un sujet chaud, attendez-vous à recevoir des messages haineux. CONSEIL – Ne lisez pas ces messages. Si vous croyez ne pas pouvoir supporter cette charge émotive, publiez dans un média dont le potentiel viral est moins grand. A longform essay in a print-only journal can be intellectually fulfilling to write and bring the satisfactions of publication, without the same level of public exposure.
  6. Vos craintes peuvent être légitimes.  Toutefois, [i]f the anxiety takes over before you even begin typing your first sentence, then you may be dealing with a psychic block. CONSEILS – 1) Écrivez le texte qui vous habite; vous déciderez plus tard de la pertinence de le publier. 2) Déterminez le type de publication que vous souhaitez produire : article de réflexion, exploration d’un sujet, éditorial, prise de position avec un titre accrocheur (attention au potentiel viral)… Ce choix correspond à votre intention, que vous aurez pris le temps de conscientiser avant de vous lancer dans la rédaction.

Voici, à cet effet, une liste de formats rédactionnels :

  • opinion sur une situation d’actualité : elle est exprimée clairement et brièvement et fait souvent appel à passer à l’action;
  • texte pour public averti (cultivé, instruit) qui traduit dans un langage accessible vos travaux de recherche;
  • critiques de livres, un excellent moyen pour apprivoiser l’écriture publique;
  • critique culturelle, qui équivaut à une analyse d’un phénomène culturel qui peut prendre appui sur des faits historiques, sur des entrevues avec des experts…
  • essais de forme longue pour rendre compte d’explorations ciblées et nuancées de votre sujet de prédilection;
  • billets pour blogue, un excellent moyen de s’exercer à l’art de l’écriture publique et de toucher un public non universitaire.

Pour la professeure Dumitrescu, il ne fait aucun doute : l’écriture publique est une nouvelle compétence que les universitaires ont tout intérêt à ajouter à leurs profil professionnel. Même si elle ne la formule pas expressément, tout dans son article d’avril 2021permet de comprendre que l’écriture publique fait partie de la littératie médiatique, laquelle se base sur des compétences éditoriales (compétences traditionnellement associées à la rédaction (s’approprier, créer, polir, réviser, référencer) qui impliquent des compétences reflétant des choix de publication et de diffusion (choix du contenu (texte, images…), choix du média en fonction des destinataires, choix de l’accessibilité…).

L’écriture publique offre aux universitaires une nouvelle visibilité et leur permet de faire état de la pertinence de leurs recherches et de leurs avis sur divers sujets. Il est à espérer que les universitaires seront nombreux à se lancer dans l’écriture publique, car elles et ils peuvent, de par leur formation et leur profession, contribuer à enrichir (voire “assainir”) la réflexion et les débats au sein de notre société.

Sources

Dumitrescu, Irina.  How to Cope With a Fear of Public WritingChronicle of Higher Education.  19 avril 2021.

Dumitrescu, Irina.  What Academics Misunderstand About ‘Public Writing’. Chronicle of Higher Education.  2 juillet 2020.

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À propos de l'auteur

Sonia Morin

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