Point chaud / en émergence Tendances sociétales

Après la pandémie, dans quelle société évoluerons nous?

Puisque le colloque de l’ACFAS n’aura pas lieu, le journaliste Martin Ouimet-Diotte a interrogé Olivier Lemieux, professeur en administration scolaire à l’UQAR, François Aubry, professeur et chercheur en travail social à l’UQO, et Florence Paulhiac Scherrer, professeure en études urbaines à l’UQAM, sur les suites de la pandémie dans leurs champs d’expertise: comment réinventer l’éducation, les soins aux aînés et l’organisation urbaine? Il en résulte un article et trois capsules vidéo.

Les journalistes du magazine Wired ont quant à eux interrogé des experts américains sur les façons de vieillir, de créer, d’éduquer, de consommer de la musique, de se déplacer au pays de l’Oncle Sam. En cinq courts textes, ils font le point sur les opportunités que la pandémie offre d’améliorer leurs secteurs respectifs.

De son côté, le chercheur postdoctoral Ardijan Sainovic de l’Université de Bordeaux veut nous rassurer quant à la crainte d’une dissolution sociale post-COVID: selon lui, non, nous n’assisterons pas à la victoire de l’autoritarisme sur la démocratie; non, les États faibles ou faillis n’auront pas d’ascendant sur les autres; non, le déclin de l’ordre libéral ne s’accélérera pas et la compétition entre les grandes puissances ne sera pas renforcée suite à la pandémie. Ses lunettes sont peut-être un peu roses, mais ses arguments tiennent la route.

Ce genre d’articles se multiplie partout sur la Toile. Comme si la coupure opérée par le virus donnait l’occasion d’un recul, d’une réflexion sur la manière de faire les choses… Et, peut-être, l’occasion de les faire un peu différemment une fois le monde revenu à la normale. Forcément, le présent texte embrasse beaucoup plus large que les seules transformations dans le secteur formation universitaire, mais il nous apparaît important d’élargir notre regard alors que les institutions d’enseignement supérieure n’existent jamais dans un vacuum. Nous n’en ferons pas une habitude, mais nous voulons ici esquisser un large paysage par petites touches d’information, de manière à entrevoir dans quel genre de monde se déploiera l’université de l’après-COVID.

Éducation

« Depuis longtemps on préconise au Québec ce qu’on appelle le principe de subsidiarité, c’est à dire de s’assurer que la prise de décision se fait le plus près des acteurs qui vivent avec la décision. Est-ce qu’on peut vraiment s’assurer qu’en temps de crise, on laisse place à cette initiative là [celle des enseignants et des directions d’écoles]? Donc, on dit aux enseignants, on dit aux directions d’école qu’ils ont, par exemple, un budget pour pouvoir assurer ça. On donne quelques grandes lignes directrices: Voici quels sont les contenus incontournables qu’on juge que les élèves doivent avoir fait à la fin de leur parcours, par exemple. Quelles sont les compétences qu’on souhaite absolument développer? Donc, on donne quelques directives comme ça, on laisse place à l’initiative et on accompagne. […] On le sait que dans les dernières années y’a eu immensément de coupures dans le monde de l’éducation. Et parmi les choses qui ont été coupées, c’est tout ce qui touche à la formation continue des enseignants et des enseignantes… » (Olivier Lemieux, professeur en administration scolaire à l’Université du Québec à Rimouski, cité dans Ouellet-Diotte, 2020, nos emphases)

« In the past, people might have considered providing students with technology as a nice-to-have. Now it’s clear that a lack of internet access is a barrier to education, and as a city we’re currently looking at ways to respond to that need. I hope there’s a greater investment in public education after this. People would be outraged if a school didn’t have adequate textbooks. They should be outraged from this point forward if every child doesn’t have an internet-connected device. » (Janice K. Jackson, présidente directrice générale, Chicago Public Schools, citée dans Équipe du Wired, 2020, notre emphase)

Viellissement de la population et soins de longue durée

« Nursing homes are getting more attention and sympathy now than ever before, and that’s wonderful. But I worry that it reinforces a narrow, myopic notion of old age. […] We tend to think you’re either a helper or a person who needs help. The fact is, we’re usually both at the same time, throughout life. There are older people who need physical help but their brains are fine, so why aren’t we having them tutor children or immigrants? We need to stop blaming old age for our failures of creativity. » (Louise Aronson, gériâtre, UCSF School of Medicine, citée dans Équipe du Wired, 2020, notre emphase)

« En fait, dans tous les pays qu’on pourrait nommer maladroitement industrialisés, on peut remarquer qu’il y a les mêmes enjeux, les mêmes problématiques, c’est à dire un manque de reconnaissance de la difficulté du métier de préposé, considérant la plus lourde perte d’autonomie des personnes hébergées dans ces milieux. Il ne faut jamais oublier qu’on fait face à un vieillissement de la population qui est considérable. Le nombre de personnes âgées de plus de 85 ans ne va cesser d’augmenter au fur et à mesure des prochaines années, ce qui nécessite une réponse politique et institutionnelle majeure à cet égard. » (François Aubry, professeur et chercheur en travail social à l’Université du Québec en Outaouais, cité dans Ouellet-Diotte, 2020, nos emphases)

Culture

« Not only have we been in a culture that’s marked by a predominance of processed foods, there’s also a predominance of processed ideas, colonized ideas, that follow a particular template toward a particular end, namely fame and money. » (Joy Harjo, poète américaine, citée dans Équipe du Wired, 2020, notre emphase)

« For the vast majority of artists, streaming services essentially generate spare change. Our business is modeled on a revenue share, where we only make money if the artist makes a lot more money. […] Streaming is a lot like radio, and fans lose connections and context—you’re not looking at the liner notes or holding the physical object in your hand. For a certain type of music fan, something is lost that they’re looking to get back. Even after the pandemic, I expect we’ll still see a lot more direct support of artists, which is great for music overall. » (Ethan Diamond, président directeur général, Bandcamp, cité dans Équipe du Wired, 2020, notre emphase)

Transport et urbanisme

« On prend des places de stationnement, on met des barrières, on essaie de trouver plus de place pour les cyclistes… […] …[T]outes les villes dans le monde sont en train d’intervenir de la même manière, avec les mêmes problématiques et les mêmes solutions, ce qui prouve qu’il y a une espèce d’universalité dans les réponses à apporter. […] Il y a un effet d’accélération très net; il y a un effet, on pourrait dire, d’aubaine pour les municipalités, pour les villes… C’est à dire qu’il y a une urgence, mais on en profite aussi pour amorcer ou poursuivre des projets qui peut-être étaient programmés à moyen terme, sur deux ans, cinq ans…. […] Le transport en commun est en situation très difficile depuis le début de la pandémie. […] Ce qu’on veut, c’est éviter de saturer encore plus le réseau routier… […] Ça, ça suppose d’avoir ce qu’on appelle des “politiques temporelles”: décaler les horaires d’arrivée des salariés au lieu d’emploi pour aplatir cette heure de pointe et permettre à ce qu’il y ait un petit peu moins de monde en même temps dans le transport le matin et le soir… » (Florence Paulhiac Scherrer, professeure en études urbaines à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), citée dans Ouellet-Diotte, 2020, notre emphase)

« …In Oakland, Denver, Minneapolis—all these cities are using this opportunity to make the kinds of changes that they wanted to see a decade ago, when taking space from cars was viewed as an assault on the status quo. […] It’s so eerie to see these empty streets, but they’re really a blank slate. People are looking at this moment to bring new life to cities without bringing back the old congestion and the traffic and the pollution that threatened them before. If we can make it easier for people to get around without having to own a car and paying to operate, maintain, and park it, that’s money that can be used for health care, for education, for housing… » (Janette Sadik-Khan, commissaire des transports, New York (2007-2013); première conseillère, Bloomberg Associates, citée dans Équipe du Wired, 2020, notre emphase)

Démocratie, état et multilatéralisme

« …[L]es régimes démocratiques voisins [de la Chine] comme le Japon, la Corée du Sud et Taiwan ont réussi à limiter l’expansion de l’épidémie, non pas en concentrant le pouvoir ou en niant le danger, mais en privilégiant la transparence et en suivant les prescriptions d’organismes scientifiques autonomes, afin de faciliter l’acceptation par la population d’un sacrifice commun difficile. Une étude de The Economist publiée en février tend à démontrer que les démocraties font mieux : le taux de mortalité provoqué par les maladies épidémiques y est plus faible que dans les États non démocratiques. […] Pour assurer la santé de la population en période d’épidémie, il convient  […] d’établir de nouvelles normes de responsabilité publique, de renforcer la capacité des citoyens à exprimer des désaccords et des doléances, de rendre les informations librement disponibles, de coopérer au niveau international et de développer la recherche scientifique indépendante. » (Sainovic, 2020, nos emphases)

« Un simple coup d’œil sur les scènes nationales présentes et passées permet de constater que les développements institutionnels les plus profonds ont été précédés par des crises et scandales sanitaires. Ces crises poussent l’État à développer ses capacités, à créer et gérer des organisations complexes et spécialisées, à mobiliser ses ressources et, enfin, à renforcer son pouvoir de contrôle sur l’usage de la contrainte. Les populations elles-mêmes se tournent vers les entités étatiques pour les protéger, renforçant ainsi la légitimité et la raison d’être de celles-ci… » (Sainovic, 2020, notre emphase)

« …[I]l est probable que l’ordre international libéral soit préservé et consolidé dans certains domaines, en particulier la santé et l’économie. Le renforcement des capacités mondiales de résistance aux maladies infectieuses et le redressement économique global passent par des traités et accords multilatéraux, par les organisations internationales et les institutions qui font les règles et normes, surveillent leur respect, résolvent les problèmes, et fournissent des biens publics mondiaux. » (Sainovic, 2020, nos emphases)

Qu’est-ce que tout cela peut vouloir dire pour l’institution universitaire et pour la formation supérieure? D’abord, comment l’université, institution qui s’adresse traditionnellement à la jeunesse, va-t-elle composer avec le vieillissement de la population? Comment recréer des liens intergénérationnels autour des activités d’enseignement et de recherche? Profiter de l’expérience et des connaissances des aînés pourraient bénéficier à tous.

Est-ce que les universités peuvent devenir des lieux où l’on contribue à la “réinvention” de la culture en sortant de discours préfabriqués et aseptisés, mais aussi en proposant de nouveaux modèles de consommation, de collaboration et de soutien avec les artistes, mais aussi – pourquoi pas? – avec les enseignantes et enseignants? Le rapport entre un amateur de musique et l’artiste qu’il affectionne peut-il être mis en parallèle avec la relation qui s’établit entre un étudiant et son enseignant? Chose sûre, les deux sont à redéfinir.

Par ailleurs, l’université s’inscrit dans l’espace urbain. Les campus peuvent devenir de véritables modèles de nouvelles installations, de déplacements actifs et de politiques temporelles pas seulement pour l’activité professionnelle, mais aussi pour l’activité étudiante.

Enfin, l’université s’inscrit dans une logique globalisée de diplomatie de la connaissance, mais cette dernière aura souffert compte tenu de la diminution importante de la mobilité étudiante et intellectuelle. Nos institutions auront sans doute un rôle à jouer dans l’élaboration de nouvelles conventions sociales reposant sur une délibération collective harmonieuse.

Sources:

Équipe du Wired, « After the Virus: How We’ll Learn, Age, Move, Listen, and Create », Wired Magazine, 18 juin 2020

Ouellet-Diotte, Martin, « COVID-19 : des idées pour demain », Ici Explora, Radio-Canada, 15 juin 2020

> Éducation : refaire ses devoirs (vidéo), Société Radio-Canada, 3 min 03

> Préposés aux bénéficiaires au front (vidéo), Société Radio-Canada, 3 min 45

> Urbanisme tactique : gérer la crise, rêver l’avenir (vidéo), Société Radio-Canada, 4 min 01

Sainovic, Ardijan, « Le jour d’après : Briser trois mythes sur l’état du monde après la pandémie », The Conversation, 15 juin 2020

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Jean-Sébastien Dubé

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