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Le torchon brûle entre les éditeurs savants (comme Elsevier) et les réseaux de collaboration savante (comme ResearchGate)

Ayant adhéré à ResearchGate, comme bon nombre d’universitaires, et me passionnant pour le droit d’auteur, j’ai été intriguée par le titre d’un article du blogue The Scholarly Kitchen qui juxtaposait ces deux réalités : ResearchGate : Publishers Take Formal Steps to Force Copyright Compliance. J’ai la nette impression d’avoir ouvert une boîte de Pandore où les géants de l’édition (comme Elsevier) et les réseaux de collaboration savante (comme ResearchGate) s’affrontent dans l’arène du droit d’auteur.

Dans un coin, il y a ResearchGate, un réseau de collaboration savante (Scholarly Collaboration Network – SCN).  C’est LE réseau de collaboration savante le plus populaire, avec un niveau de circulation phénoménal, comme en fait foi cette diapo tirée d’une présentation faite en janvier dernier par Philip Carpenter (de John Wiley & Sons) à la conférence Academic Publishing in Europe (APE)  :

ResearchGate, comme tous les réseaux de collaboration savante et de partage, est simple d’utilisation et sert essentiellement à deux fins : 1) se monter un profil professionnel et le faire connaître et 2) télécharger ou téléverser gratuitement des articles scientifiques dans un but de partage en libre accès.  Dans le cas des articles scientifiques, la question du droit d’auteur, du détenteur des droits économiques du droit d’auteur plus exactement, se pose.  S’il s’agit de la version manuscrite, c’est-à-dire dans l’état où l’article a été soumis à un éditeur, le téléversement est légal.  Par contre, s’il s’agit de la version publiée, il y a violation des lois protégeant le droit d’auteur.  C’est ce que dénoncent les éditeurs, qui possèdent les droits économiques du droit d’auteur.

Dans l’autre coin de l’arène, il y a les géants de l’édition savante, comme Elsevier, qui font face au comportement des universitaires qui partagent les résultats de leurs recherches sur les réseaux de collaboration savante comme Sci-Hub, ResearchGate, SSRN, Academia.edu, etc. Sentant bien dans quelle direction souffle le vent, ils ont créé des revues savantes en ligne à accès ouvert qui fournissent des informations sur le nombre de citations (facteur d’impact), une donnée capitale pour un maximum de chercheurs.  Le hic, c’est que, selon la revue scientifique envisagée, les scientifiques doivent payer s’ils désirent que leurs articles soient publiés (le coût peut atteindre des milliers de dollars dans certains cas) et les lecteurs doivent payer pour avoir accès à l’article (+ 50$ par article).  Il existe plusieurs variantes de cette forme d’édition en cette période « trouble » de la publication scientifique.

Par ailleurs, cinq des plus grands éditeurs (ACS, Elsevier, Wolters Kluwer, Wiley, and Brill) ont formé la Coalition for Responsible Sharing, laquelle a tenté de trouver un terrain d’entente en proposant des principes de partage (Sharing Principles ou encore STM Voluntary Principles on Article Sharing on Scholarly Collaboration Networks).  Plusieurs réseaux de collaboration savante ont signé des ententes mais pas ResearchGate.  La Coalition se tourne maintenant vers des avis de retrait (take down notices) et une action en justice a été déposée par Elsevier et l’American Chemical Society (ACS) pour faire face à ResearchGate.

Mais ce qui se passe dans le monde de l’édition savante dépasse l’affrontement entre ResearchGate et la Coalition for Responsible Sharing.  Pour Marc Couture, professeur honoraire à la TÉLUQ et spécialiste en propriété intellectuelle, une véritable transformation, occasionnée par le libre accès, est en cours et elle devrait être envisagée sous l’angle de l’intérêt public.

Il est difficile de prédire l’issue de cette transformation. Une chose est sûre : dans un proche avenir, la recherche sera communiquée d’une manière bien différente de ce qu’on a connu jusqu’au tournant du millénaire. La question qui se pose est plutôt : dans quelle mesure cette transformation procurera-t-elle un « bienfait public »? Autrement dit, la publication scientifique remplira-t-elle de manière plus satisfaisante, à des coûts plus raisonnables, ses rôles essentiels de diffusion et d’assurance de qualité? La réponse dépendra du résultat des actions menées par les groupes concernés : éditeurs, bibliothécaires, organismes de financement de la recherche et, bien sûr, les chercheurs eux-mêmes.

Les éditeurs, dont les géants de la Coalition, offrent désormais un accès libre et, pour remplacer les revenus d’abonnement, [ils] ont recours soit à l’imposition aux auteurs de frais de traitement des articles – qui peuvent avoir accès à un financement à cette fin – soit à des ententes avec des organisations.

Les bibliothécaires ont développé des répertoires institutionnels et ont annulé plusieurs abonnements aux revues scientifiques des géants.

Les organismes de financement imposent de plus en plus la publication en libre accès.  La politique de libre accès des trois grands organismes de financement canadiens illustre cette approche [diffusion des manuscrits finaux dans un traitée au même niveau que la publication dans une revue], qui ouvre la porte à divers modèles de financement et d’organisation de la publication.

Les chercheurs ont tenté diverses initiatives de participation à la transformation mais pour Couture, [m]algré l’intérêt de telles initiatives, menées par des groupes d’individus très mobilisés, l’espoir de voir les chercheurs devenir les acteurs premiers de la transformation de la publication se heurte à des obstacles majeurs. Le principal est que, pour la majorité des chercheurs, le rôle de la publication n’est pas tant d’assurer la plus large diffusion de leurs résultats, au meilleur coût, mais de contribuer à leur réputation et à leur dossier professionnel.

En attendant, la question du respect des lois sur le droit d’auteur incombe en premier lieu aux individus et les adhérants à ResearchGate n’y échappent pas.  Et, selon Lisa Janicke Hinchliffe*, professeure et ancienne présidente de l’Association of College and Research Libraries, il y a fort à parier que ResearchGate travaille déjà à offrir à ses membres différentes options de téléversement et de téléchargement, de même que des choix de partage (public ou privé).

* Hinchliffe is the Professor/Coordinator for Information Literacy Services and Instruction in the University Library and an affiliate faculty member in the School of Information Sciences at the University of Illinois at Urbana-Champaign.

Sources

Hinchliffe, Lisa Janicke.   Does ResearchGate Emerge Unscathed, or Even Strengthened? Scholarly Kitchen.  26 octobre 2017.

Harington, Robert.  ResearchGate : Publishers Take Formal Steps to Force Copyright Compliance.  The Scholarly Kitchen,  6 octobre 2017.

McKensie, Lindsay.  ResearchGate Backs Down. Inside Higher Ed.  1q octobre 2017.

Fister, Barbara.  Sharing and ProfitsInside Higher Ed.  12 octobre 2017.

Couture, Marc.  La publication scientifique à un carrefourAffaires universitaires.  15 juin 2017.

 

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Sonia Morin

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