Pédagogique

Reacting to the Past : des jeux de rôle pour enseigner l’histoire des idées… et plus

Grâce à un article du Chronicle of Higher Education, je découvre avec intérêt la gamme de jeux de rôle pédagogiques «Reacting to the Past » que ses créateurs et certains commentateurs semblent considérer comme une méthode à part entière, voire une « révolution » pédagogique.  La formule semble avoir été développée à la fin des années 1990 par le professeur d’histoire Marc C. Carnes du Barnard College de l’Université Colombia.  Aujourd’hui, l’initiative est soutenue par un consortium de 40 colleges.  Les jeux « Reacting » auraient été implantés dans plus de 300 établissements d’enseignement supérieur.

En gros, pendant la majorité des cours d’un semestre (10, 12 ou 14, selon le scénario) les étudiants sont invités à défendre les positions de différents individus ou groupes lors de moments marquants de l’Histoire, qu’il s’agisse de la Révolution française, de l’Athènes de Platon ou du procès de Galilée.  En plus des règles à maîtriser, ils doivent généralement se référer à un ou plusieurs ouvrages de base (La République de Platon, etc.). Une dizaine de scénarios de jeux sont déjà publiés par les éditions Pearson et une vingtaine sont en préparation.  Alors que ces jeux de rôle semblent surtout utiles pour enseigner l’histoire et la philosophie, certains sont développés pour l’enseignement des sciences avec des thématiques comme le statut de la planète Pluton ou les changements climatiques.

Contrairement aux évènements historiques dont ces activités sont inspirées, la conclusion des débats n’est pas fixée.  Il appartient donc aux étudiants de faire valoir différents points de vue par des présentations, des textes écrits publiés sur babillard électronique, etc.  Les adeptes de la méthode considèrent qu’elle motive les étudiants à lire, à argumenter, à développer des habiletés de communication tant à l’oral qu’à l’écrit, un sens de la citoyenneté, etc. « Persuasion is at the heart of all the Reacting games. » (Carnes, 2010).

Voici ce qu’en dit la recherche :

Research published in the Journal of Educational Psychology in 2009 discerned benefits to students. Reacting to the Past produced higher self-esteem, empathy, and the belief that people can change over time, the researchers found. It also developed rhetorical skills and increased students’ comfort with unpredictability, while neither hurting nor helping their writing skills.

“These findings suggest that a pedagogy that appears to increase motivation and engagement in course material also produces several benefits that typically have been associated with academic success,” Steven J. Stroessner, a professor of psychology at Barnard, wrote with his co-authors.

More research is forthcoming. A grant from the National Science Foundation will support an assessment of how Reacting to the Past affects students’ knowledge of scientific content and alters their attitudes toward science.

Toutefois, l’article démontre bien que de tels jeux ne conviennent pas à tous les enseignants (ils perdent une bonne mesure de contrôle sur leur classe) non plus qu’à tous les étudiants.  Les étudiants qui obtiennent de bons résultats avec une pédagogie plus traditionnelle réagissent mal à ce type de jeux.  Certains critiques s’inquiètent de ce que des étudiants qui comprennent mal la matière l’enseignent à d’autres qui ne la comprennent pas mieux.  D’un point de vue historique, on peut également critiquer le fait que les jeux « Reacting » mettent l’accent sur des moments-pivots dramatiques de l’Histoire plutôt que d’en dresser un portrait plus global.

Dans une vidéo, le professeur Carnes admet que les critiques qui considèrent que le programme « Reacting » soit ludique, contentieux, faux et absurdes sont justifiées.  Cependant il estime que l’aspect ludique amène les étudiants à travailler davantage, que l’aspect contentieux créé néanmoins des rapprochements entre les étudiants.  Quant à la fausseté des développements “historiques” simulés, Carnes considère que les textes d’historiens ne couvrent pas la totalité des contingences possibles et deviennent souvent « faux » par abus de simplification.  « Reacting games, by providing the possibility of alternate narratives, illuminate counterfactual premises and deepen our understanding of historical causation » (Carnes, 2010).  [NLDR : Dire qu’un professeur d’histoire m’avait déjà repris alors que j’avançais une hypothèse en affirmant : « L’historien ne fait pas de l’histoire-fiction »…]

Carnes ne croit pas que sa méthode doive remplacer tout l’enseignement traditionnel, mais il espère qu’elle puisse le compléter en exploitant « le pouvoir de la liminarité ».  Si les étudiants s’engagent davantage dans toutes sortes d’expériences liminaires (sports, fêtes, films, etc.) que dans leurs études, est-ce que le monde universitaire ne doit pas tirer partie de cette force motivationnelle ?

Sources :

« Reacting to the Past @UAB » (vidéo), University of Alabama at Birmingham, mise en ligne 1er février 2012, 4 min 04.

Barnard College Media Services ,« Commentary: Mark C. Carnes, “Reacting” to the Challenge of Undergraduate Education » (vidéo),  faculty workshop at St. John’s University (Queens, NY), 18 avril 2009, 13 min 38.

Berrett, Dan, « Mob Rule, Political Intrigue, Assassination: A Role-Playing Game Motivates History Students », The Chronicle of Higher Education, 9 juillet 2012.

Carnes, Marc C., « Reacting to the Past : Pedagogical Introduction », Barnard College, Columbia University, 20 septembre 2010, 17 pages.

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Jean-Sébastien Dubé

5 Commentaires

  • Fort intéressant. Merci pour le topo.
    Deux réactions :
    1) Comme prof, au-delà du fait d’être à l’aise avec une pédagogie semblable, il faut vraiment maîtriser (très très) solidement le sujet pour animer efficacement un tel jeu et éviter les dérives… Je suppose qu’avec un jeu aussi ouvert, c’est le cas peu importe le domaine.
    2) Je me demande en quoi consistent les modalités d’évaluation sommative des cours qui adoptent une telle approche. Si l’on s’en tient à une évaluation classique pour un cours d’histoire (vérifier si l’étudiant sait qu’il est arrivé X, que Y a joué un tel rôle dans tel événement, que le phénomène Z s’explique de telle et telle façon…), je ne suis pas surprise des critiques. Vu la multiplication des points de vue, il m’apparaît difficile pour un novice, de faire le tri et de se construire une représentation de base solide, qui lui permette au terme de l’exercice de répondre à ce genre de question qui appelle à une synthèse. Ceci dit, je reconnais les mérites d’une telle approche, même au secondaire, ne serait-ce que pour faire prendre conscience que l’histoire est racontée en fonction d’un point de vue. La défaite de l’un est – forcément – la victoire de l’autre… ce qui ne transparaît pas dans les modalités d’évaluation traditionnelles, bien souvent.

    • Réactions à tes réactions, Catherine :

      1) Effectivement, je présume aussi que l’enseignant doit avoir une excellente connaissance de la période et des faits historiques. J’ai omis de mentionner – pour raisons d’espace – qu’un « scénario de jeu » vient également avec un manuel d’instruction pour le formateur lui permettant d’adapter la « partie » à ses propres besoins pédagogiques et d’éviter que tout se passe exactement de la même façon à chaque fois.

      Un tel cours comporte également une phase préparatoire pour contextualiser la période, les lectures, expliquer les règles, etc., une seconde phase est la partie comme telle et enfin une phase post-mortem où l’on annonce les vainqueurs, on sort des rôles et on a la possibilité de revenir sur ce qui s’est réellement passé… du point de vue contemporain des étudiants.

      2) La question de l’évaluation est très bonne. Le document « Pedagogical Introduction » précise bien que « a student’s grade is not dependant on winning ». Donc l’atteinte ou non des objectifs des personnages ne semble pas influencer la note, à moins que l’enseignant veuille que cela influe sur la note de participation.

      Si je comprends bien (ce n’est pas explicité aussi clairement que cela et je crois qu’il y a place pour différentes pondérations selon les besoins des enseignants), l’étudiant sera essentiellement évalué sur la qualité de son argumentation (les habiletés rhétoriques sont importantes), sa connaissance des faits démontrée par son habileté à tenir compte du contexte historique dans les discussions, deux travaux écrits et, bien sûr, sa participation en classe.

  • Contrairement à ce que j’indiquais dans le texte original, les “parties” seraient plus courtes et ne dureraient pas tout un semestre:

    “Each game typically lasts four to six weeks. Reacting to the Past also offers materials for short, “chapter-length” games, which can last from a single class period to a week, but most faculty members who use the methodology favor the longer versions.”

    Dans James M. Lang, “Being Nehru for 2 days”, The Chronicle of Higher Education, 21 juillet 2014: http://chronicle.com/article/Being-Nehru-for-2-Days/147813/

  • À propos de l’évaluation:
    “Of course the faculty member has to assess student performance during the game sessions, and plenty of leeway exists in terms of what will be evaluated for their grades. The most substantive materials that students produce are the essays and speeches they write within their game roles. But some faculty members also observe and grade student participation on a more holistic level, noting and crediting them for their contributions to debates, meetings, and more.

    In our email conversation, Squire said it’s better to evaluate student performance in a broad way. If students sense that, in spite of the fun and fascinating nature of the game they are playing, the assessment will focus narrowly on their written work, they may turn their focus to that writing and ignore the rest.

    “Students are really good at identifying the ways in which they will be assessed and working backwards from there,” Squire said. “If students are going to be assessed through memorization tasks, it’s not uncommon to see them disregard learning activities (of all sorts) and go straight to their trusted strategies.” (James M. Lang, “How Students Learn from Games”, The Chronicle, 2014: http://chronicle.com/article/How-Students-Learn-From-Games/148445/)

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